Chapitre 76
Capitulum LXXVI1caput 75 1536.
Rana marina [la baudroie, la grenouille et le crapaud ?1La baudroie, également
appelée lote de mer ou « crapaud pêcheur » (Lophius piscatorius Linné, 1758)
est reconnue dès l’Antiquité pour ses qualités gustatives. La
description de sa technique de chasse est ici quelque peu
approximative. Seul son « filament pêcheur », l’unique appendice
mobile situé en avant de ses yeux, lui sert à attirer l’attention de
ses proies, mais il ne lui permet pas de les amener jusqu’à ses
mâchoires ; elle se soulève en fait d’un coup, à l’aide de ses
nageoires abdominales, et engloutit le poisson aventureux qui se
trouve entraîné par le courant d’eau ainsi produit. Sa peau molle et
son aspect repoussant lui ont valu d’être assimilée à la grenouille
et au crapaud (sur la rana marina en latin
classique, voir De Saint-Denis 1947, 93-94). Aristote emploie le
même terme βάτραχος pour désigner la baudroie et la grenouille.
Michel Scot a utilisé le terme rana, qui,
lorsqu’il est déterminé par marina, signifie
« baudroie », mais, lorsqu’il est employé seul, désigne presque
toujours la grenouille. Vincent de Beauvais (VB 17, 85) a juxtaposé
des éléments de description correspondant à l’un et l’autre animal,
qu’il n’a pu distinguer.] [+][VB 17, 85 De rana marina [-]][+]
Rana marina [+][VB 17, 85 De rana marina [-]][+]
Lieux parallèles : TC, De
rana maris (7, 66) ; AM,
[Rana marina] (24, 101 (50)).
[1] [•] VB 17, 85, 1Ambroise. [•] Ambr. hex. 5, 2, 6 CLa rana [la grenouille ?] suscite l’horreur dans les marais, mais
l’admiration dans les flots, où elle l’emporte sur presque tous
les aliments.
[1] [•] VB 17, 85, 1Ambrosius. [•] Ambr. hex. 5, 2, 6, C
— Rana,
horrens in paludibus, decora in aquis, omnibus fere praestat
alimentis.Rana horrens in paludibus, decora in aquis, in quibus
omnibus fere praestat alimentis2alimentis correximus ex Ambr. :
elementis 1491 Prüss1 1536
VB..
[2] [•] VB 17, 85, 2Aristote. [•] Arist. HA 489 b 32-33 MSLa rana marina [la baudroie] a des nageoires comme tous les autres poissons
dont l’extrémité du corps est resserrée. [•] Arist. HA 505 a 5-8 MSElle a également des
branchies inclinées sur le côté2Michel Scot a attribué aux branchies de la
baudroie les caractéristiques de l’opercule qui les recouvre selon
Aristote : « La baudroie, elle, a les branchies sur le côté ; mais
celles-ci ne sont pas recouvertes d’un opercule épineux comme chez
les poissons autres que les sélaciens, mais d’un opercule fait de
peau » (Louis 1964, 56). Voir aussi Guillaume Rondelet, Libri de piscibus marinis, livre III, ch. 12,
« De Branchiis » : Rana
piscatrix et squatina plani cum sint cartilagineique pisces, in
lateribus etiam sitas [branchias] habent, non spineo quidem integumento, sed […],
ut ita dicam, cuticulari opertas, « Comme
la baudroie et l’ange sont des poissons plats et cartilagineux,
ils ont sur les côtés des branchies, recouvertes non d’un opercule
épineux mais, pour ainsi dire, d’une membrane ».,
piquantes, pareilles à des épines, et elle possède une membrane.
[•] Arist. HA 538 a 25-27 MSChez la rana [la grenouille], la femelle est de plus grande taille comme
chez tous les autres ovipares, par exemple les lézards et les serpents. [•] Arist. HA 620 b 13-18 MSLa rana marina [la baudroie] a au-dessus des yeux3Par comparaison, Pline situe ces appendices
« au-dessous » des yeux ; voir Plin.
nat. 9, 143 : Eminentia sub oculis cornicula
turbato limo exerit, adsultantibus pisciculis retrahens, donec tam
prope accedant ut adsiliat, « Elle a sous les yeux de petites
antennes proéminentes, qu’elle élève hors de la vase qu’elle a
troublée ; quand les petits poissons accourent, elle les rétracte,
jusqu’à ce qu’ils soient assez près pour qu’elle s’élance sur
eux » (De Saint-Denis 1955, 83). Voir aussi Thomas de Cantimpré,
Liber de natura rerum (TC 7, 66) : Eminentia cornua habet sub oculis, quibus turbato
limo ea exerit ad depredandum, « elle a au-dessous des yeux
des petites cornes proéminentes qu’elle élève hors de la vase,
qu’elle a troublée, pour saisir ses proies ». Sans doute ces
auteurs cherchent-ils à préciser la place du filament par rapport
à celle des yeux, alors qu’Aristote, repris par Vincent de
Beauvais, voulait souligner que ces appendices se dressent
au-dessus de l’épine dorsale et des yeux de l’animal. des
appendices qui retombent comme des poils et dont les extrémités
sont arrondies : la nature l’en a pourvue pour qu’elle trouve sa
subsistance. En effet, quand la rana [la
baudroie] remue une eau chargée de vase et de sable,
elle redresse alors ces appendices, semblables à des poils, les
enroule autour des petits poissons et s’en sert pour les amener
jusqu’à sa bouche : c’est ainsi qu’elle se nourrit. [•] Arist. HA 620 b 27-33 MSEt si elle ne peut se
servir de ces appendices situés au-dessus de ses yeux pour
chasser, quand on la capture, on la trouve affaiblie et malade. La
rana [la baudroie] fait partie des animaux qui se cachent, et
après qu’elle s’est cachée, elle se faufile dans les algues vertes
à la surface de l’eau et se nourrit des petits poissons qui s’y
trouvent. [•] Arist. HA 568 a 21-23 MSLa rana [la grenouille] a des œufs en chapelet, [•] Arist. GA 754 a 21-34 MSmais elle n’expulse
qu’un œuf complètement formé à la fois4La combinaison d’une information concernant la
grenouille et la mauvaise interprétation d’un passage concernant
la baudroie aboutissent à une absurdité, là où, en s’aidant
d’Aristote, il faut comprendre que « la baudroie est seule à
produire un œuf complètement formé », et non qu’elle produit « un
seul œuf complètement formé à la fois ».. Celui-ci est
pourvu d’une coquille dure, qui lui est nécessaire pour subsister
à l’extérieur. C’est à cause de sa conformation, parce que le
volume de sa tête fait plusieurs fois celui de son corps et
qu’elle est hérissée de piquants, que la rana
marina [la baudroie] ne fait pas rentrer ses petits à l’intérieur
d’elle-même après leur naissance. [•] Arist. HA 564 b 16-18
MSTous les poissons, à l’exception de la rana [la baudroie], nourrissent leurs petits.
[2] [•] VB 17, 85, 2Aristoteles. [•] Arist. HA 489 b 32-33 MS
— Rana
vero marina habet alas <sicut> et omnia, quorum finis
amplitudinis declinat ad stricturam.Rana marina habet alas sicut et omnia cetera, quorum
finis3fines 1536. tendit ad stricturam. [•] Arist. HA 505 a 5-8 MS
— Rana vero marina habet
brancos coopertos declinantes ad unam partem et habet coopertorium
et sunt asperi similes spinis. Celeti uero branchi non habent
cooperterium [sic] subtile, sed simile corio spisso cooperit brancos
eius.Habet etiam brancos4branchos 1536 VB2 branchias VBd. ad unam partem declinantes
asperos, spinis similes et5et om. 1536.
coopertorium habet. [•] Arist. HA 538 a 25-27 MS
— In
ovantibus vero et generantibus vermes femina est maior, ut in
lacertis et ranis et serpentibus et araneis.In ranis major est femina sicut et in ceteris ovantibus, ut
in lacertis ac6post ac add. in 1536. serpentibus. [•] Arist. HA 620 b 13-18 MS
— Rana
habet super occulos partes pendentes longas quasi pili, et eorum
capita sunt rotunda. Et ista preparavit natura causa cibi, quoniam
rane, quando movent quid aquosum cum luto et harena, erigit tunc
istas partes, que sunt quasi pili, et inuoluit eas <…> cum
piscibus paruis et adducit eos ad suum orificium et sic
cibatur.Habet rana marina supra oculos partes pendentes quasi pilos,
habentes7post habentes add. etiam
1536. capita rotunda, quas ei8quas ei : quae eis 1536. praeparat natura cibi causa. Cum
enim rana movet aliquid aquosum cum luto et arena, tunc
partes illas, quae sunt quasi pili, erigit easque cum piscibus
parvis involvit et ad ori[Prüss1/vue 37] ficium suum cum eis adducit, sicque comedit. [•] Arist. HA 620 b 27-33 MS
— Et rana etiam, si non
venatur per istas partes, que sunt super occulos, invenitur,
quando deprehenditur, debilis, egra. [Et
operatio piscis, qui dicitur barkiz, manifestum est, quod
stupefacit manus.] Et de eis etiam, que
latent, est honos et rana et kistaoni.
[Et cum latuerint, habent in orificiis quandam
partem, cuius figura est sicut virga ; et venatores clamant ipsam
deideci. Et quando habent illam], vadunt ad
viride super aquam et cibantur ex piscibus parvis, qui sunt in
eo.Et si per partes illas quae sunt super
oculos non venatur, quando deprehenditur, debilis et aegra
invenitur. Ex his etiam quae latent est rana, cumque latuerit, vadit ad9et 1536. viride
super aquam et cibatur piscibus parvis qui sunt in eo10ea VBd.11Le terme rana que
nous avons souligné dans la traduction de Michel Scot a été
employé au lieu de raia, « la raie », qui
fait partie des animaux qui se cachent sous le sable cités par
Aristote. En outre, les parties délimitées par les crochets n’ont
pas été citées par Vincent de Beauvais, qui fausse du coup
considérablement la pensée du savant grec, déjà bien malmenée par
Michel Scot : « Se cachent également dans le sable la merluche, la
raie, la plie et l’ange ; et une fois qu’ils se sont rendus
invisibles, ils tendent les filaments qu’ils ont au museau, et que
les marins appellent leurs petites lignes à pêche. Les poissons
s’en approchent en les prenant pour les algues dont ils se
nourrissent » (Louis 1969, 104).. [•] Arist. HA 568 a 21-23 MS
— Et animal quod dicitur
begniz et berica, sunt continue generationis, ut rana.Rana continuae generationis est [•] Arist. GA 754 a 21-34 MS
— Et etiam genus piscium
facit ova incompleta propter causam quam diximus superius, celeti
autem ovat intra ovum completum et parit extra animal, praeter
modum qui dicitur rana, qui ovat extra unum ovum tantum
completum. Et causa illius est natura sui corporis, quoniam caput
eius est multiplex ad suum corpus, et caput eius est spinosum. Et
propter hoc non recipit suos pullos in ultimo [utero ? P (= Parisinus 17843), voir Van
Oppenraaij 1992, 131], neque animal in principio
quod generat, quoniam magnitudo capitis eius et sua asperitas
prohibent hoc, et sicut prohibet hoc pullos ab exitu ita prohibet
ab introitu. Et quia ova omnium animalium quae assimilantur celeti
sunt mollia, quoniam non possunt dissicari et durificari extra
quoniam sunt frigidiora ovis avium, remanent sic mollia, ova autem
ranarum sunt dura fortia propter salutem quae indigent
exterius. (Nous avons souligné dans la traduction de Michel Scot
les éléments empruntés au texte d’Aristote, cité de manière
morcelée dans l’Hortus sanitatis.)et ovat extra unum ovum completum tantum. Et est durae
testae propter salutem qua exterius indiget. Hujus causa est
natura sui corporis, quia caput12caput om. Prüss1. ejus est in quantitate multiplex
ad suum corpus et est spinosum. Ideoque non recipit pullos13post
pullos hab. suos VB. in ultimo14Arist. GA 754 a
25-34 : « [Les sélaciens] mettent au monde un petit vivant, à
l’exception de celui qu’on appelle la baudroie : c’est le seul qui
ponde un œuf achevé. La cause en est la conformation de son corps,
et elle est hérissée de piquants et très rugueuse. Voilà pourquoi
la baudroie ne reprend pas ses petits après leur naissance et ne
les met pas au monde vivants. Mais tandis que l’œuf des sélaciens
a une coquille molle (ils ne peuvent en durcir l’enveloppe ni la
dessécher, car ils sont plus froids que les oiseaux), celui des
baudroies est le seul à être dur et résistant, afin de pouvoir se
conserver au dehors » (Louis 1961, 109). Voir aussi Arist. HA 565 b 29-31 MS : Et nulla rana reddit suum pullum ad suum interius
propter magnitudinem capitis et spine ; Arist. HA 564 b 15-18. La traduction de in ultimo fait problème : nous avons repris
celle de Louis 1961, 109, cité supra, car
les mots latins sont la traduction littérale du grec οὐ δ’ὕστερον,
qui s’oppose à la fin de la phrase à οὐ δ’ἐξ ἀρχῆς. Il semble que
Michel Scot n’ait pas compris le texte grec (Théodore Gaza traduit
l’expression par les mots nec postea) ni
l’opposition exprimée par Aristote, qui n’apparaît même plus chez
Vincent de Beauvais.. [•] Arist. HA 564 b 16-18 MS
— Omnes
pisces nutriunt suos filios preter ranas.Omnes autem pisces nutriunt filios15post filios hab. suos VB.
praeter ranas16ranam VBd..
Propriétés et
indications
Operationes
[3] [•] VB 17, 85, 5A. Avicenne, dans le troisième livre du Canon. [•] Avic. canon 4, 6, 5, 27La rana marina [le crapaud ?] rouge, comme l’ont rapporté les savants, est
une créature agressive, qui s’attaque aux animaux. Car elle saute
de loin pour les mordre et, si elle ne peut pas les mordre, elle
souffle vers eux son haleine nocive5Il existe une similitude troublante entre la
notice consacrée par Avicenne à la rana marina
rubea et celle qu’on peut lire chez Rondelet sur le crapaud
(terrestre) dénommé rana rubeta et
empruntée à Aetius d’Amide : ad laedendum itaque
manifeste insurgit et saltibus interpositum spatium contrahit,
raro quidem morsum infligens, verum anhelitum consuescit
vehementer virulentum inducere, adeo ut etiam si anhelitu
contingat eos qui prope sunt laedat. Caeterum qui ab eis laesi
sunt, his omne corpus intumescit et diffunditur, ac cito omnino
pereunt (Guillaume Rondelet, Aquatilium
historiae pars II, De palestribus
liber, 4 De rubeta sive phryno),
« c’est pourquoi il se montre pour attaquer, et franchit par ses
bonds l’espace qui le sépare de sa proie ; il mord rarement, mais
il exhale d’ordinaire un souffle si venimeux que celui-ci blesse
ceux qui sont à proximité. Ceux qui sont blessés par cet animal
voient leur corps gonfler et se dilater, et ils meurent en très
peu de temps »..
[3] [•] VB 17, 85, 5A. Avicenna in tertio canone. [•] Avic. canon 4, 6, 5, 27
— Narrauerunt plures sapientum quod ipsa est maligna,
mala, inuadens animalia, et corpora, et salit ad ea ex longinquo
ut mordeat ea ; et si non potest mordere, sufflat ad ipsa
exufflationem nociuam (éd. Venise, 1555, p. 25).Rana marina rubea, sicut narraverunt sapientes, maligna
est, invadens animalia. Nam ex longinquo ad ea salit ut mordeat,
et si mordere non potest, exufflationem nocivam ad ea
sufflat.
[4] [•] VB 17, 85, 5B. [•] Avic. canon 4, 6, 5, 27Sa morsure entraîne un
gros abcès puis une dégénérescence rapide.
[4] [•] VB 17, 85, 5B. [•] Avic. canon 4, 6, 5, 27
— Et accidunt ex morsu eius
apostema magnum, et perditio uelox (éd. Venise, 1555,
p. 25).Ex ejus morsu accidit apostema magnum et
perditio velox.
[5] [•] VB 17, 85, 5C. [•] Avic. canon 4, 6, 5, 27On soigne cela avec une
puissante thériaque et des remèdes du même genre.
[5] [•] VB 17, 85, 5C. [•] Avic. canon 4, 6, 5, 27
— Dico simile est ut sit
cura eius cum tyriaca magna et quod est eius generis (éd.
Venise, 1555, p. 25).Cura17crura 1491.
ejus est18est om. Prüss1 1536.
cum19cum om. 1491 Prüss1
1536. tyriaca20tiriaca VB2 theriaca VBd. magna et quod est ejus
generis21Dans l’édition
Prüss1, cette phrase ne fait pas l’objet d’une
operatio particulière, mais apparaît à la
suite de l’operatio B..
[6] [•] VB 17, 85, 6D. L’auteur. [•] VB 17, 85,
6La rana marina [le
crapaud ?] rouge est venimeuse et, lorsqu’on la prend en
boisson, le teint se met à noircir et il survient beaucoup
d’autres désagréments.
[6] [•] VB 17, 85, 6D. Actor. [•] VB 17, 85,
6Rana marina rubea venenosa22post venenosa hab. est VB., et
ejus potu23ejus potu :
ejus potus 1491 Prüss1
ad ejus potum 1536. accidit obfuscatio24obfucatio 1536.
corporis25ante corporis hab.
coloris et apostematio VB. et
alia multa incommoda.
[7] [•] VB 17, 85, 7E. Du même. [•] VB 17, 85,
7Cette espèce et les autres espèces de ranae [grenouilles] Nota HSont été décrites plus haut, dans le
traité Sur les animaux, chapitre 1226L’auteur de l’Hortus santitatis a adapté à son œuvre le
renvoi interne écrit par Vincent de Beauvais. Celui-ci annonce un
chapitre consacré à la rana dans son traité
sur les vermes (et de fait, les chapitres
59 à 61 du livre 20 du Speculum naturale
décrivent la rana), tandis que la
grenouille a déjà été décrite au chapitre 122 du De animalibus vitam in terris ducentibus de
l’Hortus sanitatis. Le bois qui a servi à
illustrer la notice Rana a été repris à
l’identique pour la rana
marina..
[7] [•] VB 17, 85, 7E. Idem. [•] VB 17, 85,
7De hac et aliis ranarum speciebus compil.dictum26dictum — capitulo CXXII :
dicetur infra plenius in tractatu de vermibus VB. est supra in tractatu De animalibus
capitulo CXXII.
~
1La baudroie, également
appelée lote de mer ou « crapaud pêcheur » (Lophius piscatorius Linné, 1758)
est reconnue dès l’Antiquité pour ses qualités gustatives. La
description de sa technique de chasse est ici quelque peu
approximative. Seul son « filament pêcheur », l’unique appendice
mobile situé en avant de ses yeux, lui sert à attirer l’attention de
ses proies, mais il ne lui permet pas de les amener jusqu’à ses
mâchoires ; elle se soulève en fait d’un coup, à l’aide de ses
nageoires abdominales, et engloutit le poisson aventureux qui se
trouve entraîné par le courant d’eau ainsi produit. Sa peau molle et
son aspect repoussant lui ont valu d’être assimilée à la grenouille
et au crapaud (sur la rana marina en latin
classique, voir De Saint-Denis 1947, 93-94). Aristote emploie le
même terme βάτραχος pour désigner la baudroie et la grenouille.
Michel Scot a utilisé le terme rana, qui,
lorsqu’il est déterminé par marina, signifie
« baudroie », mais, lorsqu’il est employé seul, désigne presque
toujours la grenouille. Vincent de Beauvais (VB 17, 85) a juxtaposé
des éléments de description correspondant à l’un et l’autre animal,
qu’il n’a pu distinguer.
2Michel Scot a attribué aux branchies de la
baudroie les caractéristiques de l’opercule qui les recouvre selon
Aristote : « La baudroie, elle, a les branchies sur le côté ; mais
celles-ci ne sont pas recouvertes d’un opercule épineux comme chez
les poissons autres que les sélaciens, mais d’un opercule fait de
peau » (Louis 1964, 56). Voir aussi Guillaume Rondelet, Libri de piscibus marinis, livre III, ch. 12,
« De Branchiis » : Rana
piscatrix et squatina plani cum sint cartilagineique pisces, in
lateribus etiam sitas [branchias] habent, non spineo quidem integumento, sed […],
ut ita dicam, cuticulari opertas, « Comme
la baudroie et l’ange sont des poissons plats et cartilagineux,
ils ont sur les côtés des branchies, recouvertes non d’un opercule
épineux mais, pour ainsi dire, d’une membrane ».
3Par comparaison, Pline situe ces appendices
« au-dessous » des yeux ; voir Plin.
nat. 9, 143 : Eminentia sub oculis cornicula
turbato limo exerit, adsultantibus pisciculis retrahens, donec tam
prope accedant ut adsiliat, « Elle a sous les yeux de petites
antennes proéminentes, qu’elle élève hors de la vase qu’elle a
troublée ; quand les petits poissons accourent, elle les rétracte,
jusqu’à ce qu’ils soient assez près pour qu’elle s’élance sur
eux » (De Saint-Denis 1955, 83). Voir aussi Thomas de Cantimpré,
Liber de natura rerum (TC 7, 66) : Eminentia cornua habet sub oculis, quibus turbato
limo ea exerit ad depredandum, « elle a au-dessous des yeux
des petites cornes proéminentes qu’elle élève hors de la vase,
qu’elle a troublée, pour saisir ses proies ». Sans doute ces
auteurs cherchent-ils à préciser la place du filament par rapport
à celle des yeux, alors qu’Aristote, repris par Vincent de
Beauvais, voulait souligner que ces appendices se dressent
au-dessus de l’épine dorsale et des yeux de l’animal.
4La combinaison d’une information concernant la
grenouille et la mauvaise interprétation d’un passage concernant
la baudroie aboutissent à une absurdité, là où, en s’aidant
d’Aristote, il faut comprendre que « la baudroie est seule à
produire un œuf complètement formé », et non qu’elle produit « un
seul œuf complètement formé à la fois ».
5Il existe une similitude troublante entre la
notice consacrée par Avicenne à la rana marina
rubea et celle qu’on peut lire chez Rondelet sur le crapaud
(terrestre) dénommé rana rubeta et
empruntée à Aetius d’Amide : ad laedendum itaque
manifeste insurgit et saltibus interpositum spatium contrahit,
raro quidem morsum infligens, verum anhelitum consuescit
vehementer virulentum inducere, adeo ut etiam si anhelitu
contingat eos qui prope sunt laedat. Caeterum qui ab eis laesi
sunt, his omne corpus intumescit et diffunditur, ac cito omnino
pereunt (Guillaume Rondelet, Aquatilium
historiae pars II, De palestribus
liber, 4 De rubeta sive phryno),
« c’est pourquoi il se montre pour attaquer, et franchit par ses
bonds l’espace qui le sépare de sa proie ; il mord rarement, mais
il exhale d’ordinaire un souffle si venimeux que celui-ci blesse
ceux qui sont à proximité. Ceux qui sont blessés par cet animal
voient leur corps gonfler et se dilater, et ils meurent en très
peu de temps ».
6L’auteur de l’Hortus santitatis a adapté à son œuvre le
renvoi interne écrit par Vincent de Beauvais. Celui-ci annonce un
chapitre consacré à la rana dans son traité
sur les vermes (et de fait, les chapitres
59 à 61 du livre 20 du Speculum naturale
décrivent la rana), tandis que la
grenouille a déjà été décrite au chapitre 122 du De animalibus vitam in terris ducentibus de
l’Hortus sanitatis. Le bois qui a servi à
illustrer la notice Rana a été repris à
l’identique pour la rana
marina.
~
1caput 75 1536.
2alimentis correximus ex Ambr. :
elementis 1491 Prüss1 1536
VB.
3fines 1536.
4branchos 1536 VB2 branchias VBd.
5et om. 1536.
6post ac add. in 1536.
7post habentes add. etiam
1536.
8quas ei : quae eis 1536.
9et 1536.
10ea VBd.
11Le terme rana que
nous avons souligné dans la traduction de Michel Scot a été
employé au lieu de raia, « la raie », qui
fait partie des animaux qui se cachent sous le sable cités par
Aristote. En outre, les parties délimitées par les crochets n’ont
pas été citées par Vincent de Beauvais, qui fausse du coup
considérablement la pensée du savant grec, déjà bien malmenée par
Michel Scot : « Se cachent également dans le sable la merluche, la
raie, la plie et l’ange ; et une fois qu’ils se sont rendus
invisibles, ils tendent les filaments qu’ils ont au museau, et que
les marins appellent leurs petites lignes à pêche. Les poissons
s’en approchent en les prenant pour les algues dont ils se
nourrissent » (Louis 1969, 104).
12caput om. Prüss1.
13post
pullos hab. suos VB.
14Arist. GA 754 a
25-34 : « [Les sélaciens] mettent au monde un petit vivant, à
l’exception de celui qu’on appelle la baudroie : c’est le seul qui
ponde un œuf achevé. La cause en est la conformation de son corps,
et elle est hérissée de piquants et très rugueuse. Voilà pourquoi
la baudroie ne reprend pas ses petits après leur naissance et ne
les met pas au monde vivants. Mais tandis que l’œuf des sélaciens
a une coquille molle (ils ne peuvent en durcir l’enveloppe ni la
dessécher, car ils sont plus froids que les oiseaux), celui des
baudroies est le seul à être dur et résistant, afin de pouvoir se
conserver au dehors » (Louis 1961, 109). Voir aussi Arist. HA 565 b 29-31 MS : Et nulla rana reddit suum pullum ad suum interius
propter magnitudinem capitis et spine ; Arist. HA 564 b 15-18. La traduction de in ultimo fait problème : nous avons repris
celle de Louis 1961, 109, cité supra, car
les mots latins sont la traduction littérale du grec οὐ δ’ὕστερον,
qui s’oppose à la fin de la phrase à οὐ δ’ἐξ ἀρχῆς. Il semble que
Michel Scot n’ait pas compris le texte grec (Théodore Gaza traduit
l’expression par les mots nec postea) ni
l’opposition exprimée par Aristote, qui n’apparaît même plus chez
Vincent de Beauvais.
15post filios hab. suos VB.
16ranam VBd.
17crura 1491.
18est om. Prüss1 1536.
19cum om. 1491 Prüss1
1536.
20tiriaca VB2 theriaca VBd.
21Dans l’édition
Prüss1, cette phrase ne fait pas l’objet d’une
operatio particulière, mais apparaît à la
suite de l’operatio B.
22post venenosa hab. est VB.
23ejus potu :
ejus potus 1491 Prüss1
ad ejus potum 1536.
24obfucatio 1536.
25ante corporis hab.
coloris et apostematio VB.
26dictum — capitulo CXXII :
dicetur infra plenius in tractatu de vermibus VB.