MON REVEREND PERE,
Il faudroit que ie fusse fort las de vivre, si ie negligeois de me conserver, aprés avoir lû vos dernieres, où vous me mandez que vous et quelques-autres personnes de tres grand merite, ont un tel soin de moy, que vous avez peur que ie ne sois malade, lors que vous estes plus de quinze iours sans recevoir de mes Lettres ; Mais il y a trente ans que ie n’ay eu graces à Dieu aucun Mal, qui meritast d’estre appelé Mal ; Et pource que l’aagel’age m’a osté cette chaleur de foye qui me faisoit autresfois aimer les armes, et que ie ne fais plus profession que de Poltronnerie, et aussi que i’ay acquis quelque peu de connoissance en la Medecine, et que ie me sens vivre, et me taste avec autant de soin qu’un riche vieillard, il me semble quasi, que ie suis maintenant plus loin de la Clerselier II, 436 Mort, que ie n’estois en ma jeunesse. Et si Dieu ne me donne assez de science pour éviter les incommoditez que l’âge apporte, i’espere qu’il me laissera au moins assez long-temps en cette vie, pour me donner loisir de les souffrir. Toutesfois, le tout dépend de sa Providence, à laquelle, raillerie à part, ie me soûmets d’aussi bon cœur, que puisse avoir fait le Pere Ioseph ; et l’un des points de ma Morale est d’aimer la Vie, sans craindre la Mort.
AT II, 481 Ie vous suis extrémement obligé de la peine que vous prenez de corriger les fautes de mes Essais, mais i’ay quasi peur qu’elle soit superfluë : car veu le peu d’exemplaires que le Libraire dit en avoir vendu, ie ne voy pas grande apparence qu’il les doive imprimer une seconde fois. Vous avez raison qu’en la page 66. ligne 4. il faut lire œil, pour objet ; mais en la page 125. l. 1. i’ay mis mesure, c’est à dire, temps, ou cadence, au sens qu’on le prend en la Musique.
I’approuve bien la façon que vous proposez pour peser la Sphere de l’air, pourveu qu’elle soit praticable ; Mais il ne me semble pas qu’on puisse avoir deux Cors plats d’aucune Matiere, qui soient si durs, si polis, et qui se rapportent si exactement l’un à l’autre, qu’il ne demeure aucun air entre deux. Et ie ne voy point du tout de difficulté en vostre objection : Car si A, est parfaitement ioint à B, on ne l’en peut separer, en le tirant en haut perpendiculairement, que toutes les parties de la Superficie inferieure de ce Cors A, ne s’éloignent en mesme instant, de celles de la superficie superieure du Cors B ; et pource que l’air ne peut entrer en un instant, en l’espace qu’elles laissent entr’elles, lors qu’on les separe, cét espace est necessairement vuide d’air, en cét instant là ; AT II, 482 ce qui est cause qu’on doit alors sentir la pesanteur de toute la colomne d’Air, qui est au dessus. Mais il n’arrive rien de semblable, lors qu’on tire de biais A vers D, car la separa Clerselier II, 437 tion de ces deux Cors, se faisant alors successivement, l’air entre sans difficulté en la place qu’ils laissent.
Si vous voulez concevoir que Dieu oste tout l’air qui est dans une Chambre, sans remettre aucun autre Cors en sa place, il faut par mesme moyen que vous conceviez, que les murailles de cette Chambre se viennent joindre ; où il y aura de la contradiction en vostre pensée ; Car tout de mesme qu’on ne sçauroit imaginer qu’il aneantisse toutes les Montagnes de la Terre, et que nonobstant cela, il y laisse toutes les Valées ; Ainsi ne peut-on penser qu’il oste toute sorte de Cors, et que nonobstant il laisse de l’espace ; à cause que l’idée que nous avons du Cors, ou de la Matiere en general, est comprise en celle que nous avons de l’espace, à sçavoir que c’est une chose qui est longue, large, et profonde, ainsi que l’idée d’une Montagne est comprise en celle d’une Valée.
Quand ie conçoy qu’un Cors se meut dans un milieu qui ne l’empesche point du tout, c’est que ie suppose que toutes les parties du Cors liquide qui l’environne, sont disposées à se mouvoir iustement aussi viste que luy, et non plus, tant en luy cedant leur place, qu’en rentrant en celle qu’il quite ; Et ainsi il n’y a point de liqueurs qui ne soient telles, qu’elles n’empeschent point certains mouvemens. Mais pour imaginer une Matiere qui n’empesche aucun des AT II, 483 divers mouvemens de quelque Cors, il faut feindre que Dieu, ou un Ange, agite plus ou moins ses parties, à mesure que ce Cors qu’elles environnent se meut plus ou moins viste.
I’ay obmis cy devant à vous mander, ce que ie croy qui empesche le Vuide, entre les parties de la Matiere subtile, à cause que ie ne le pouvois expliquer, qu’en parlant d’une autre Matiere tres subtile, dont ie n’ay voulu faire aucune mention en mes Essais, afin de la reserver toute pour mon Monde : Mais ie vous suis trop obligé pour oser vous taire quelque chose. Ie vous diray donc, que i’imagine, ou plustost que ie trouve par demonstration, qu’outre la Matiere qui compose les Cors Terrestres, il y en a de deux Clerselier II, 438 autres sortes : l’une fort subtile, dont les parties sont rondes, ou presque rondes, ainsi que des grains de sable ; et celle-cy non seulement occupe tous les pores des Cors Terrestres, mais aussi compose tous les Cieux. L’autre incomparablement plus subtile que celle-là, et dont les parties sont si petites, et se meuvent si viste, qu’elles n’ont aucune figure arrestée, mais prennent sans difficulté à chaque moment, celle qui est requise, pour remplir tous les petits intervales que les autres Cors n’occupent point.
Pour entendre cecy, il faut considerer premierement que plus un Cors est petit (cæteris paribus) moins il faut de force pour luy faire changer sa figure ; Par exemple, ayant deux bales de plomb d’inégale grosseur, il faudra moins de force pour rendre plate la plus petite, que pour rendre plate la plus grosse ; et si elles AT II, 484 heurtent l’une contre l’autre la figure de la plus petite changera le plus. Secondement il est à remarquer que lors que plusieurs divers Cors sont agitez tous ensemble, derechef (cæteris paribus) les plus petits reçoivent plus de cette agitation, c’est à dire se meuvent plus viste que les plus gros ; D’où il suit demonstrativè, que puis qu’il y a des Cors qui se meuvent en l’Univers, et qu’il n’y a point de vuide, il faut necessairement qu’il s’y trouve une telle Matiere dont les parties soient si petites, et se meuvent si extrémement viste, que la force dont elles rencontrent les autres Cors, soit suffisante pour faire qu’elles changent de figure, et s’accommodent à celle des lieux où elles se trouvent. Mais en voila trop pour un sujet dont i’avois eu dessein de ne rien dire.
Il n’y a point d’experiences qui ne se trouvassent utiles à quelque chose, si on pouvoit examiner toute la Nature ; mais il n’y en a point, qui me semblent moins utiles, que d’examiner les diverses forces, qui peuvent rompre divers Cylindres, de quelque Matiere qu’on les fasse : Car ne doutez pas que les divers Metaux n’ayent aussi diverses parties, qui font que les uns se rompent mieux en tirant, que les autres ; bien que cela ne soit pas si visible qu’aux bois.
Clerselier II, 439 Ie n’imagine aucuns mouvemens dans la matiere subtile, que comme dans tous les Cors que nous voyons ; Mais ainsi que l’eau d’une Riviere se meut en quelques endroits beaucoup plus viste qu’aux autres, AT II, 485 et qu’en un lieu elle coule en droite ligne, qu’en un autre elle tournoye, etc. nonobstant qu’elle soit toute poussée par mesme force, et se meuve comme de mesme branle ; il faut penser le semblable de la Matiere subtile.
Pour la chaleur, bien qu’elle puisse estre causée par l’agitation des parties de cette Matiere subtile, toutefois elle ne consiste proprement qu’en l’agitation des parties Terrestres, à cause que celles-cy ont le plus de force pour mouvoir les parties des autres Cors, et ainsi les brûler ; Et plus il y a de ces parties Terrestres dans un Cors, plus aussi peut-il avoir de chaleur ; Comme le fer en peut avoir plus que le bois ; Et elles peuvent bien estre fort agitées, et ainsi rendre le Cors qu’elles composent, fort chaud, sans que pour cela que la Matiere subtile, qui est dans les pores de ce Cors, y soit poussée de la façon qu’elle doit estre pour faire sentir de la Lumiere. Et c’est ainsi que le fer peut estre fort chaud sans estre rouge.
Ie ne mets point d’autre difference entre les parties des Cors Terrestres, et celles de la Matiere subtile, que comme entre des pierres, et de la poussiere qui sort de ces pierres, lors qu’on les frotte l’une contre l’autre : et ie croy qu’il y a continuellement quelques parties Terrestres, qui en se froissant prennent la forme de la Matiere subtile, et quelques parties de cette Matiere subtile qui se ioignent aux Cors Terrestres ; en sorte qu’il n’y a point de Matiere en tout l’Univers, qui ne puisse recevoir successivement toutes les formes.
AT II, 486 Pour entendre d’où vient que le fer trempé, est plus dur et plus cassant, que non trempé ; il faut penser qu’estant rouge de feu, tous ses pores sont fort ouverts, et remplis non seulement de la Matiere subtile, mais aussi des plus petites parties Terrestres, telles qu’il s’en trouve tousiours grand Clerselier II, 440 nombre dans le feu, et dans l’air ; et qu’y estant fort agitées, elles en sortent sans cesse fort promptement : Car tout Cors qui se meut, tend tousiours à continuer son mouvement en ligne droite ; Et ainsi il sort incontinent du lieu où il est, si rien ne l’y retient. Et pendant que ce fer est dans le feu, il y en entre continuellement d’autres semblables, d’où vient qu’il demeure rouge. Tout de mesme lorsqu’on le laisse refroidir dans l’air, il y rentre des parties de cét air qui n’estant pas fort differentes de celles qui en sortent, font que ses pores ne se retrecissent que peu à peu, et que ses parties retiennent cependant la liaison ou entrelassement qu’elles ont entr’elles ; Mais si on le iette dans l’eau, lors qu’il est rouge, elle n’empesche point que la Matiere subtile fort agitee qui est dans ses pores, n’en sorte fort promptement, comme il paroist par le boüillonnement de cette eau qu’elle cause, et pour ce qu’il ne peut rentrer autre chose en sa place, que la Matiere subtile qui se trouve dans les pores de l’eau, et dont les parties sont trop petites, pour retenir ses pores si ouverts qu’ils ont esté ; de là vient qu’ils s’étrecissent tous fort à coup, et par mesme moyen AT II, 487 toutes ses parties se resserrent, ce qui le rend dur ; Mais en se resserrant, et changeant fort viste de situation, elles perdent leur liaison, et se détachent les unes des autres, ce qui le rend cassant.
Ie n’adjouste point icy ce que deviendroit un grain de sable, si un Ange le froissoit, ou divisoit en autant de parties qu’il seroit possible, bien que ie suive par ordre tous les points de vostre Lettre ; Car vous pouvez assez entendre de ce que i’ay dit cy-dessus, que cela luy donneroit la forme de cette Matiere tres-subtile, dont i’ay parlé.
Ie trouve deux raisons qui peuvent faire paroistre la nuit, et de loin une chandelle beaucoup plus grande qu’elle n’est : La premiere est, que n’en voyant point le vray éloignement, on l’imagine aussi éloignée que les Estoiles ; Et pour ce que son image, qui se peint au fonds de l’œil, est beaucoup plus grande que celle d’une Estoile, on la iuge aussi plus grande. La seconde est, qu’on ne voit pas seule Clerselier II, 441 ment la lumiere qui vient directement de la chandelle, mais aussi celle qui vient de l’air épais, ou des autres Cors voisins qui sont illuminez par elle ; et ces deux lumieres se distinguent fort bien de prés, mais de loin, on les attribuë toutes à la chandelle ; d’où vient qu’elle semble plus grande. Comme si A est la chandelle, sa lumiere donnant contre les parties de l’air qui est vers B, se reflechist de là vers l’œil C : Elle donne bien aussi contre les parties de AT II, 488 l’air qui sont vers D, ou vers E, mais pour ce qu’elle ne se reflechist pas de là si directement vers l’œil, elle n’y est pas si sensible, non plus que celle qui se reflechist de plus loin, comme vers F. Il y a bien encore peut-estre quelqu’autre cause de cette augmentation apparente, mais il faudroit voir la chose pour la remarquer, et ie m’assure qu’il n’y en a aucune que ie n’aye touchée en quelque lieu de ma Dioptrique.
Pour les Miroirs ardens, ie pensois vous avoir desia mandé, que ce ne sont point les rayons, qui s’assemblent en un seul point Mathematique, qui brûlent, mais ceux qui s’assemblent en quelque espace Physique ; Et qu’il n’y a que ceux qui tendent à s’assembler en un point Mathematique, qui peuvent estre rendus paralleles à l’infiny : de façon qu’encore que le verre CD fust aussi grand que le Soleil AB, et qu’il fist que tous ses rayons Paralleles s’assemblassent en un point Mathematique vers E ; toutesfois si ces rayons n’estoient point aidez par ceux qui ne leur sont pas Paralleles, AT II, 489 ils ne seroient nullement capables de brûler : car Clerselier II, 442 il n’y auroit pas plus de proportion entre leur force et celle des rayons qui s’assemblent en un Point Physique, qu’il y en a entre une ligne, et une superficie, c’est à dire, qu’il n’y en auroit point du tout.
Pour vos experiences du Tuyau, ie suis marry de vous avoir donné la peine d’en faire quelques-unes à mon occasion : Car ie trouve qu’il est presque impossible de bien raisonner sur des experiences qui ont esté faites par d’autres, pource que chacun regarde les choses d’un biais, qui luy est particulier ; et au bout du compte, encore qu’on sceust exactement quelles lignes décrivent les jets de l’eau, ou les bales des Canons etc. ie ne voy pas qu’on en pust tirer grande utilité.
L’experience que vous me mandez vouloir faire touchant la descente d’un Cors, qui est retardé par un autre, me semble encore moins utile : Car assurement toute la difference qui se trouvera entre le mouvement de ce Cors, lors qu’il descend en cette sorte, et celuy du mesme Cors, s’il descendoit en l’air libre, aprés qu’on en auroit osté autant pesant qu’est le contre-poids qui le retarde (Cæteris non mutatis) ne vient que des empeschemens de la Matiere, à sçavoir de ce que la corde ne coule pas dans la Poulie sans quelque difficulté, etc.
Ie n’ay point répondu au papier de M. AT II, 490 des Argues en la Lettre que ie luy écris, à cause qu’il n’en parloit point dans la sienne ; et aussi ie vous diray qu’il n’a point assez expliqué sa conception, pour me la faire comprendre. La façon dont il commence son raisonnement, en l’appliquant tout ensemble aux lignes Droites et aux Courbes, est d’autant plus belle, qu’elle est plus generale, et semble estre prise de ce que i’ay coustume de nommer la Metaphysique de la Geometrie, qui est une science dont ie n’ay point remarqué qu’aucun autre se soit iamais servi, sinon Archimede. Pour moy, ie m’en sers tousiours pour iuger en general des choses qui sont trouvables, et en quels lieux ie les dois trouver ; Mais ie ne m’y fie point tant, que d’assurer aucune chose de ce que Clerselier II, 443 i’ay trouvé par son moyen, iusques à ce que ie l’aye examiné par le calcul, ou que j’en aye fait une demonstration Geometrique : Car on s’y peut tromper fort aisement, et méler quelque difference Specifique avec les Generiques, au moyen dequoy le tout ne vaut rien. Comme, en ce qu’il dit enoncer un mesme raisonnement de la ligne Droite et de la Courbe, il faut prendre garde qu’il n’y ait rien de ce qui appartient à leur difference Specifique : Car s’il y a quelque chose de tel, il ne s’enonce de l’un et de l’autre que par Equivoque. Pour ce qu’il conclud en suite, touchant le Centre de Gravité d’une Sphere, outre que ie ne voy pas d’où il conclud, ie vous ay assez mandé AT II, 491 cy devant que i’en ay une opinion tres-differente. A quoy i’adjoûte que toute la dispute du Centre de Gravité d’une Sphere me semble si peu Réelle, que i’ay quasi honte d’en avoir fait mention le premier : Car aprés avoir demonstré (comme ie pense avoir fait) qu’il n’y a point de Centre de Gravité dans les Cors, selon la definition des Anciens, ie luy en devois donner une autre, avant que de dire quel il est dans une Sphere ; et ie pourrois luy en donner une telle, qu’il se trouveroit plus éloigné du Centre de la Terre, que n’en est le Centre de la Figure ; Mais ie ne luy en sçaurois donner aucune, suivant laquelle on puisse dire qu’il en soit si proche, que le met Monsieur des Argues.
I’avois negligé cy-devant de répondre à ce que vous m’aviez mandé, qu’on reprenoit ce que i’avois dit de la ligne Droite, pour la seconde qu’avoit demandé Monsieur de Beaume : Car ie voyois assez que cela ne pouvoit venir que de quelque esprit de fort bas alloy, et M. de Beaume y a iustement répondu ce qu’il falloit. Au reste, Mon R. P. i’ay à vous dire que ie me suis proposé une estude pour le reste de cét Hyver, qui ne souffre aucune distraction : C’est pourquoy ie vous AT II, 492 supplie tres-humblement de me permettre de ne vous plus écrire iusques à Pasques ; cela s’entend s’il n’intervient aucune chose qui soit pressée ; et ie vous prie aussi de ne laisser pas cependant de m’envoyer les Lettres Clerselier II, 444 qui me seront addressées ; et celles qu’il vous plaira de m’écrire seront tousiours les tres-bien venuës. Et afin que ie ne semble pas icy negliger la charité dont vous m’obligez, en ce que vous craignez que ie ne sois malade, lors que vous estes long temps sans recevoir de mes Lettres, ie vous promets que s’il m’arrive en cela quelque chose d’humain, i’auray soin que vous en soyez incontinent averty, ou par moy, ou par quelqu’autre ; et ainsi pendant que vous n’aurez point de mes nouvelles, vous croirez tousiours s’il vous plaist que ie vis, que ie suis sain, que ie philosophe, et que ie suis passionnement,