Clerselier II, 126 (béquet)

RÉPONSE DE MR DESCARTES
aux precedentes Objections.

LETTRE XVI. Version.

MONSIEUR,
Encore que i’eusse resolu, en mettant sous la Presse les Objections qui m’ont cy-devant esté faites, de reserver pour un autre Volume celles qui pourroient survenir de nouveau ; toutesfois pource que celles-cy me sont proposées, comme les dernieres que l’on me puisse faire, ie me hasteray tres-volontiers d’y répondre, afin qu’elles puissent estre Imprimées conjointement avec les autres.

I. Il seroit à souhaitter autant de certitude dans les choses qui regardent la conduite de la vie, qu’il en est requis pour acquerir la Science ; Mais neantmoins il est tres-facile de demonstrer qu’il n’y en faut pas chercher ny esperer une si grande. Et cela par cette sorte de preuve que les Philosophes appellent à priori, c’est à dire qui prouve les effets par leurs Clerselier II, 127 Causes : C’est à sçavoir, d’autant que le composé de l’homme est de sa Nature Corruptible, et que l’Esprit est Incorruptible et Immortel. Mais cela peut encore estre demonstré plus facilement par cette autre sorte de preuve qu’ils appellent à posteriori, à sçavoir par les consequences qui s’en ensuivroient. Comme par exemple, si quelqu’un vouloit s’abstenir entierement de prendre aucune nourriture, tant et si long-temps qu’enfin il mourust de faim, sous ce pretexte qu’il ne seroit pas assuré qu’il n’y auroit point de poison mélé parmy ; et qu’il croiroit n’estre point obligé de manger, pource qu’il ne connoistroit pas clairement et evidemment, qu’il auroit present devant luy dequoy substenter sa vie, et qu’il vaut mieux attendre la mort en s’abstenant de manger, que de se tuer soy-mesme en prenant des Alimens : certainement celuy-là devroit estre accusé de folie, et condamné comme l’autheur de sa mort. Que si au contraire nous supposons que cét homme ne puisse avoir d’autres Alimens que des viandes empoisonnées, lesquelles toutesfois ne luy semblent pas telles, mais au contraire tres-agreables et salutaires ; Et que nous supposions aussi qu’il a receu un tel temperament de la Nature, que l’abstinence entiere du boire et du manger, serve à la conservation de sa santé, bien qu’il luy semble qu’elle ne luy doive pas moins nuire qu’aux autres hommes ; il est certain nonobstant cela, que cét homme sera obligé de manger, et d’user de ces viandes, et ainsi de faire plutost ce qui paroist utile, que ce qui l’est en effet. Et cela est de soy si manifeste, que ie m’estonne que le contraire ait pû venir en l’Esprit de quelqu’un.

2. Ie n’ay dit nulle part, que de ce que l’Esprit agit plus imparfaitement dans un petit Enfant, que dans un Adulte, il s’ensuivoit qu’il n’estoit pas plus imparfait ; et par consequent ie ne dois point en estre repris : Mais pource qu’il ne s’ensuit pas aussi qu’il soit plus imparfait, celuy qui avoit avancé cela, en a esté, ce me semble, iustement repris. Et ce n’est pas aussi sans raison que i’ay assuré que l’Ame humaine, quelque part qu’elle soit, pense tousiours, mesme dans le ventre de nos Clerselier II, 128 meres. Car quelle raison plus certaine, ou plus evidente, pourroit-on souhaitter, que celle dont ie me suis servy ; puis que i’ay prouvé que sa Nature ou son Essence consistoit en ce qu’elle est une chose qui pense, comme l’Essence qu Cors consiste en ce qu’il est une chose estenduë, car il n’est pas possible de priver aucune chose de sa propre Essence : Et partant il me semble qu’on ne doit pas faire plus de conte de celuy qui nie que son Ame ait pensé, au temps auquel il ne se ressouvient point d’avoir aperceu qu’elle ait pensé, que s’il nioit que son Cors ait esté estendu, pendant qu’il ne s’est point aperceu qu’il y a eu de l’estenduë. Ce n’est pas que ie me persuade que l’Esprit d’un petit Enfant medite dans le ventre de sa mere sur les choses Metaphysiques : Au contraire, s’il m’est permis de conjecturer d’une chose, que l’on ne connoist pas bien ; puis que nous experimentons tous les iours que nostre Esprit est tellement uny au Cors, que presque tousiours il souffre de luy : Et quoy qu’un Esprit agissant dans un Cors sain et robuste, iouïsse de quelque liberté de penser à d’autres choses, qu’à celles que les sens luy offrent ; toutesfois l’experience ne nous apprend que trop, qu’il n’y a pas une pareille liberté dans les malades, dans ceux qui dorment, ny dans les Enfans ; et mesme qu’elle a de coûtume d’estre d’autant moindre que l’âge est moins avancé : Il n’y a rien de plus conforme à la raison, que de croire que l’Esprit nouvellement uny au Cors d’un Enfant, n’est occupé qu’à sentir, ou à apercevoir confusément les Idées de la Douleur, du Chatoüillement, du Chaud, du Froid, et semblables, qui naissent de l’Union, ou pour ainsi dire, du mélange de l’Esprit avec le Cors. Et toutesfois en cét estat mesme, l’Esprit n’a pas moins en soy les Idées de Dieu, de luy-mesme, et de toutes ces veritez qui de soy sont connuës, que les personnes Adultes les ont, lors qu’elles n’y pensent point : car il ne les acquiert point par aprés avec l’âge. Et ie ne doute point que s’il estoit deslors délivré des liens du Cors, il ne les dust trouver en soy. Et cette opinion ne nous jette en aucunes difficultez ; car il n’est pas plus difficile de Clerselier II, 129 concevoir, que l’Esprit, quoy que reellement distingué du Cors, ne laisse pas de luy estre joint, et d’estre touché par les Vestiges qui sont imprimez en luy, ou mesme aussi d’en imprimer en luy de nouveaux, qu’il est facile à ceux qui supposent des Accidens Réels, de concevoir (comme ils font d’ordinaire) que ces Accidens agissent sur la Substance Corporelle, encore qu’ils soient d’une Nature totalement differente d’elle. Et il ne sert de rien de dire que ces Accidens sont Corporels : Car si par Corporel, on entend tout ce qui peut en quelque maniere que ce soit affecter le Cors, l’Esprit en ce sens devra aussi estre dit Corporel ; Mais si par Corporel on entend ce qui est composé de cette Substance qui s’appelle Cors, ny l’Esprit, ny mesme ces Accidens, que l’on suppose estre réellement distinguez du Cors, ne doivent point estre dits Corporels : Et c’est seulement en ce sens qu’on a coûtume de nier que l’Esprit soit Corporel : Ainsi donc quand l’Esprit estant uny au Cors, pense à quelque chose de Corporel, certaines particules du Cerveau sont remuées de leur place, quelquefois par les objets exterieurs qui agissent contre les Organes des Sens, et quelquesfois par les Esprits Animaux, qui montent du Cœur au Cerveau ; mais quelquesfois aussi par l’Esprit mesme, à sçavoir lors que de luy-mesme, et par sa propre liberté, il se porte à quelque pensée. Et c’est par le mouvement de ces particules du Cerveau qu’il se fait un vestige, duquel depend le ressouvenir. Mais pour ce qui est des choses purement Intellectuelles, à proprement parler, on n’en a aucun ressouvenir ; et la premiere fois qu’elles se presentent à l’Esprit, on les pense aussi bien que la seconde ; si ce n’est peut-estre qu’elles ont coustume d’estre jointes et comme attachées à certains Noms, qui estant Corporels, font que nous nous ressouvenons aussi d’elles. Mais il y a encore plusieurs autres choses à remarquer en tout cecy, qu’il n’est pas necessaire d’expliquer plus exactement, pource que ce n’en est pas icy le lieu.

3. De ce que i’ay mis distinction entre les choses qui m’appartiennent, c’est à dire à ma Nature, et celles qui appartiennent Clerselier II, 130 seulement à la connoissance que i’ay de moy-mesme ; on ne peut avec raison inferer, que ma Metaphysique n’établit rien du tout que ce qui appartient à cette connoissance, ny aucunes des autres choses qui me sont icy objectées. Car le Lecteur peut facilement reconnoistre, quand i’ay traitté seulement de la connoissance que i’ay de moy-mesme, et quand i’ay en effet traitté de la Verité des choses. Et ie ne suis servy en aucun lieu du mot de croire, où il a fallu employer celuy de sçavoir ; et mesme dans le lieu icy cité, le mot de croire ne s’y trouve point. Et dans ma Réponse aux Secondes Objections ; i’ay dit, qu’estant éclairez surnaturellement de Dieu, nous avions cette confiance, que les choses qui nous sont proposées à croire ont esté revelées par luy, pource qu’en cét endroit-là il estoit question de la Foy, et non pas de la Science humaine. Et ie n’ay pas dit, que par la Lumiere de la grace, nous connoissions clairement les Mysteres de la Foy (encore que ie ne nie pas que cela ne se puisse faire) mais seulement que nous avions confiance qu’il les faut croire. Or personne ne peut trouver estrange, s’il est vrayement Fidele ; et ne peut mesme douter qu’il ne soit tres-evident, qu’il faut croire les choses que Dieu a revelées, et qu’il ne faille preferer la Lumiere de la Grace, à celle de la Nature. Et tout ce que vous me demandez en suite ne me regarde point, puis que ie n’ay donné aucune occasion en mes écrits de me faire de telles demandes. Et pource que i’ay desia cy-devant declaré en ma Réponse aux sixiémes Objections, que ie ne répondrois point à de telles questions, ie n’adjoûteray icy rien davantage.

4. Ie n’ay rien avancé que ie sçache, qui ait pû servir de fondement à cette quatriéme Objection, qui est, que le plus haut poinct de ma Certitude est, lors que nous pensons voir une chose si clairement, que nous l’estimons d’autant plus vraye, que nous y pensons davantage ; et par consequent ie ne suis point obligé de répondre à ce que vous adjoûtez en suite ; quoy qu’il ne seroit pas fort difficile à une personne qui sçait distinguer la Lumiere de la Foy, de la Lumiere Naturelle, et qui prefere l’autre à celle-cy. Clerselier II, 131

5. Ie n’ay aussi rien avancé, qui ait pû servir de fondement à cette cinquiéme Objection ; Et ie nie tout net que nous ignorions ce que c’est qu’une Chose, ce que c’est que la Pensée, ou qu’il soit besoin que ie l’enseigne aux autres ; pource que tout cela est de soy si manifeste, qu’il n’y a rien parquoy on le puisse expliquer plus clairement ; et enfin ie nie que nous ne pensions à rien qu’à des choses Corporelles.

6. Il est tres vray de dire, que nous ne concevons pas l’Infiny, par la Negation du Finy ; Et de ce que la Limitation contient en soy la Negation de l’Infiny ; C’est en vain qu’on infere, que la Negation de la Limitation, ou du Finy contient la connoissance de l’Infiny ; Pource que ce parquoy l’Infiny differe du Finy est réel et positif, et qu’au contraire la Limitation, par laquelle le Finy differe de l’Infiny, est un non Estre, ou une Negation d’Estre : Or ce qui n’est point, ne nous peut conduire à la connoissance de ce qui est ; Mais au contraire, par la connoissance d’une chose il est aisé de concevoir sa Negation. Et lors que i’ay dit en la pa. 564. qu’il suffit que nous concevions une Chose qui n’a point de Limites, pour concevoir l’Infiny, i’ay suivy en cela la façon de parler la plus usitée ; comme aussi lors que i’ay retenu le nom d’Estre Infiny, qui plus proprement aurait pû estre appellé l’Estre tres-Ample, si nous voulions que chaque nom fust conforme à la Nature de chaque chose ; mais l’usage a voulu qu’on l’exprimast par la Negation de la Negation : De mesme que si pour designer une Chose tres-grande, ie disois qu’elle n’est pas petite, ou qu’elle n’a point du tout de petitesse ; Mais par là ie n’ay pas pretendu monstrer, que la Nature positive de l’Infiny se connoissoit par une Negation, et partant ie ne me suis en aucune façon contredit.

Ie demeure bien d’accord que nostre Esprit a la faculté d’agrandir et d’amplifier les Idées des choses ; mais ie nie que ces Idees ainsi aggrandies, et mesme la faculté de les aggrandir de la sorte, pussent estre en luy, si l’Esprit mesme ne tiroit son Origine de Dieu, dans lequel toutes les perfections, où cette Ampliation peut atteindre, existent veritablement. Clerselier II, 132 Ce que i’ay souvent inculqué, et prouvé par cette raison tres-claire, et accordée de tout le monde, à sçavoir, Qu’un Effet ne peut avoir aucune perfection, qui n’ait esté auparavant dans sa Cause. Et il n’y a personne qui croye que les Atomes soient d’eux-mesmes, qui puisse passer en cela pour tres-subtil Philosophe ; pource qu’il est manifeste par la Lumiere naturelle, qu’il ne sçauroit y avoir qu’un seul Estre souverain independant de tout autre. Et quand on dit qu’un Sabot n’agit pas sur soy-mesme, lors qu’il se tourne en rond, mais seulement qu’il souffre par le foüet, encore qu’il soit absent ; Ie voudrois bien sçavoir de quelle maniere un Cors peut souffrir d’un autre, qui est absent ; et comment l’Action et la Passion sont distinguées l’une de l’autre. Car i’avoüe que ie ne suis pas assez subtil pour pouvoir comprendre comment une chose peut souffrir d’und’une autre, qui n’est point presente (et mesme qu’on peut supposer n’estre plus ; si par exemple aussi-tost que le Sabot a receu le coup de foüet, le foüet cessoit d’estre.) Et ie ne voy pas ce qui pourroit empescher qu’on ne pust aussi pareillement dire, qu’il n’y a plus maintenant d’actions dans le monde, mais que tout ce qui se fait, sont des passions des premieres actions qui ont esté dés la Creation de l’Univers ; Pour moy i’ay tousiours crû que l’Action et la Passion ne sont qu’une seule et mesme chose, à qui on a donné deux noms differens, selon qu’elle peut estre rapportée, tantost au terme d’où part l’Action, et tantost à celuy où elle se termine, où en qui elle est receuë ; En sorte qu’il repugne, qu’il y ait durant le moindre moment, une Passion sans Action. Enfin, bien que ie demeure d’accord que les Idées des choses Corporelles peuvent dépendre de l’Esprit, et mesme que i’accorde non pas à la verité, que tout ce Monde visible, ainsi qu’on m’objecte, mais bien que l’Idée d’autant de choses qu’il y en a dans ce Monde visible, peut estre produite par l’Esprit humain ; c’est toutesfois mal raisonner, que d’inferer de là, que nous ne pouvons sçavoir s’il y a quelque chose de Corporel dans la Nature. Et mes opinions ne nous iettent Clerselier II, 133 dans aucunes difficultez, mais seulement les conséquences qui en sont mal deduites : car ie n’ay pas prouvé l’Existence des choses Materielles, de ce que leurs Idées sont en nous, mais de ce qu’elles se presentent à nous de telle sorte, que nous connoissons clairement qu’elles ne sont pas faites par nous, mais qu’elles nous viennent d’ailleurs.

7. Ie dis icy premierement, que la Lumiere du Soleil ne se conserve pas dans cette pierre de Boulogne, mais qu’une nouvelle Lumiere s’allume en elle par les rayons du Soleil, laquelle est veuë par aprés dans l’ombre. Et 2. que c’est mal conclure, de vouloir inferer de là, que chaque chose peut estre conservée sans le Concours de Dieu, parce que souvent il est permis d’éclaircir des choses vrayes par des exemples faux ; Et il est beaucoup plus certain qu’aucune chose ne peut exister sans le Concours de Dieu, qu’il n’est certain qu’aucune Lumiere du Soleil ne peut exister sans le Soleil. Et il ne faut point douter, que si Dieu retiroit une fois son Concours, toutes les choses qu’il a creées retourneroient aussi-tost dans le Neant, pource qu’avant qu’elles fussent creées, et qu’il leur prétast son Concours, elles n’estoient qu’un Neant : Mais cela n’empesche pas qu’elles ne doivent estre appellées des Substances ; parce que quand on dit de la Substance creée, qu’elle subsiste par elle-mesme, on n’entend pas pour cela exclure le Concours de Dieu, duquel elle a besoin pour subsister ; mais seulement on veut dire qu’elle est telle, qu’elle peut exister sans le secours d’aucune autre chose creée : ce qui ne se peut dire de mesme des Modes qui accompagnent les choses, comme sont la Figure, ou le Nombre etc. Et Dieu ne feroit pas paroistre que sa puissance est Immense, s’il creoit des choses telles, que par apres elles pussent exister sans luy ; Mais au contraire, il monstreroit par là, qu’elle seroit finie, en ce que les choses qu’il auroit une fois creées, ne dépendroient plus de luy pour Estre. Et ie ne retombe point dans la fosse que i’avois preparée, lors que ie dis qu’il est impossible que Dieu détruise quoy que ce soit, d’une autre façon que par la cessation de son Concours ; Clerselier II, 134 pource qu’autrement il s’ensuivroit que par une action Positive il tendroit au non Estre. Car il y a une tres-grande difference entre les choses qui se font par l’action Positive de Dieu, lesquelles ne sçauroient estre que tres-Bonnes ; et celles qui arrivent à cause de la Cessation de cette action Positive, comme tous les maux et les pechez, et la destruction d’un Estre, si iamais aucun Estre existant estoit destruit. Et ce que vous adjoustez de la Nature du Triangle, n’a point de force : Car, comme i’ay dit souvent, quand il est question des choses qui regardent Dieu, ou l’Infiny, il ne faut pas considerer ce que nous en pouvons comprendre (puis que nous sçavons qu’elles ne doivent pas estre comprises par nous,) mais seulement ce que nous en pouvons concevoir, ou atteindre par quelque raison certaine. Maintenant pour sçavoir en quel genre de causes ces Veritez dépendent de Dieu. Voyez ma Réponse aux sixiesmes Objections, Article 8.

8. Ie ne me souviens point d’avoir iamais écrit, ny mesme pensé ce que l’on m’attribuë icy.

9. Ie ne me ressouviens point aussi, que ie me sois iamais estonnnéestonné, de ce que tout le Monde n’apperçoit pas en soy l’Idée de Dieu ; Car i’ay si souvent reconnu que les choses que les hommes iugent, sont differentes de celles qu’ils conçoivent, qu’encore que ie ne doute point qu’un chacun n’ait en soy l’Idée de Dieu, du moins Implicite, c’est à dire, qu’il n’ait en soy la disposition pour la concevoir explicitement et distinctement ; Ie ne m’estonne pas pourtant de voir des hommes qui ne sentent point avoir en eux cette Idée, ou plutost qui ne s’en apperçoivent point, et qui peut-estre ne s’en appercevront pas encore, aprés avoir lû mille fois, si vous voulez, mes Meditations : Ainsi lors qu’ils iugent que l’Espace, qu’ils appellent vuide, n’est Rien, ils le conçoivent neantmoins comme une chose Positive ; Et lors qu’ils pensent que les Accidens sont Réels, ils se les representent comme des Substances, encore qu’ils ne iugent pas que ce soient des Substances : Ainsi quoy que dans la Notion qu’ils ont de Clerselier II, 135 l’Ame, ils ne remarquent rien qui ait du rapport avec le Cors, ou l’estenduë, ils ne laissent pas de se la representer comme Corporelle, et de se servir de leur imagination pour la concevoir, et en suite d’en juger, et d’en parler comme d’un Cors ; Et ainsi souvent en beaucoup d’autres choses les jugemens des hommes different de leurs Perceptions. Mais ceux qui ne jugent iamais que des choses qu’ils conçoivent clairement et distinctement (ce que ie tasche tousiours de faire autant que ie puis) ne peuvent pas iuger d’une mesme chose autrement en un temps qu’en un autre. Et encore que les choses qui sont claires et indubitables, nous paroissent d’autant plus certaines que nous les considerons plus souvent, et avec plus d’attention : Ie ne me souviens pas neantmoins d’avoir iamais donné cela pour la marque d’une certitude claire et indubitable : Et ie ne sçais pas aussi en quel endroit est ce mot de tousiours, duquel il est icy fait mention ; Mais ie sçay tres-bien, que lors que nous disons qu’une certaine chose se fait toûjours par nous, on n’a pas coustune par ce mot de tousiours, de dénoter l’Eternité, mais seulement que nous la faisons toutes les fois que l’occasion se presente de faire la mesme chose.

10. C’est une chose qui de soy est manifeste, que nous ne pouvons connoistre les fins de Dieu, si luy-mesme ne nous les revele : Et encore qu’il soit vray, en Morale, eu égard à nous autres hommes, que toutes choses ont esté faites pour la gloire de Dieu, à cause que les hommes sont obligez de loüer Dieu, pour tous ses ouvrages ; et qu’on puisse aussi dire, que le Soleil a esté fait pour nous éclairer, pource que nous experimentons que le Soleil en effet nous éclaire : Ce seroit toutesfois une chose puerile et absurde, d’assurer en Metaphysique, que Dieu, à la façon d’un Homme Superbe, n’auroit point eu d’autre fin en bâtissant le Monde, que celle d’estre loüé par les hommes, et qu’il n’auroit creé le Soleil, qui est plusieurs fois plus grand que la Terre, à autre dessein que d’éclairer l’homme, qui n’en occupe qu’une tres-petite partie. Clerselier II, 136

11. L’on confond icy les fonctions de la Volonté, avec celles de l’Entendement : Car ce n’est pas le propre de la Volonté d’entendre, mais seulement de vouloir ; Et encore qu’il soit vray que nous ne voulons iamais rien, dont nous ne concevions en quelque façon quelque chose, comme i’ay desia cy-devant accordé : Toutesfois l’experience nous monstre assez, que nous pouvons vouloir d’une mesme chose beaucoup plus que nous n’en pouvons connoistre. Et le Faux n’est point aussi apprehendé sous l’apparence du vray ; Et ceux qui nient que nous ayons en nous l’Idée de Dieu, n’apprehendent ou n’apperçoivent point cela ; quoy que peut-estre ils l’assurent, qu’ils le croyent, et qu’ils le soustiennent. Car comme i’ay remarqué en l’Article 9. il arrive souvent que les jugemens des hommes sont fort differens de leur Perception, ou Apprehension.

12. Puis qu’on ne m’oppose icy que l’Authorité d’Aristote et de ses Sectateurs, et que ie ne dissimule point que ie croy moins à cét Autheur, qu’à ma raison, ie ne voy pas que ie doive me mettre beaucoup en peine de répondre.

Or il importe fort peu, si celui qui est venu Aveugle au monde, a en soy les Idées des Couleurs, ou non. Et c’est en vain que l’on apporte icy le témoignage d’un Philosophe Aveugle : car encore que nous supposions, qu’il a des Idées tout à fait semblables à celles que nous avons des Couleurs, il ne peut pas toutesfois sçavoir qu’elles sont semblables aux Nostres, et partant elles ne doivent point estre appellées les Idées des Couleurs, pource qu’il ignore quelles sont les Nôtres. Et ie ne voy pas en quoy ie suis icy inferieur aux autres, pource qu’encore que l’Esprit soit indivisible, il n’est pas pour cela moins capable d’acquerir diverses proprietez. Et il ne faut pas trouver étrange, si durant le Sommeil il n’invente aucunes Demonstrations semblables à celles d’Archimede ; car il demeure uny au Cors, mesme pendant le Sommeil, et il n’est alors en aucune façon plus libre que durant la Veille ; Et le Cerveau par une longue veille n’est pas mieux disposé à retenir les Vestiges qui sont imprimez en luy ; Mais Clerselier II, 137 soit durant le Sommeil, soit pendant la Veille, ces Vestiges se retiennent d’autant mieux qu’ils ont esté plus fortement imprimez ; et c’est pour cela que nous nous ressouvenons quelquesfois de nos songes ; mais nous nous ressouvenons beaucoup mieux des pensées que nous avons eu estant éveillez, dequoy ie rendray clairement la raison en Physique.

13. Lors que i’ay dit que Dieu estoit son Estre, ie me suis servy d’une façon de parler fort usitée par les Theologiens, par laquelle on entend qu’il est de l’Essence de Dieu qu’il existe ; ce qu’on ne peut pas dire de mesme du Triangle, pource que toute son Essence se conçoit fort bien, encore qu’on supposast qu’il n’y en eust aucun dans la Nature. Or i’ay dit que les Sceptiques n’auroient iamais douté des Veritez Geometriques, s’ils eussent connu Dieu comme il faut, pource que ces Veritez Geometriques estant fort claires, ils n’auroient eu aucune occasion d’en douter, s’ils eussent sçeu que toutes les choses que l’on conçoit clairement sont vrayes. Et c’est ce que nous apprend la connoissance que nous avons de Dieu, quand elle est entiere et suffisante ; et cela mesme est le moyen qu’ils n’avoient pas en main.

Enfin cette question, sçavoir si la Ligne est composée de poincts, ou de parties, ne sert icy de rien au sujet, et ce n’est pas le lieu d’y répondre ; Mais ie vous avertis seulement, que dans le lieu cité en la page 584. Ie n’ay pas entendu parler de tout ce qui regarde la Geometrie, mais seulement de celles de ses Demonstrations dont les Sceptiques doutoient, quoy qu’ils les eussent clairement conceuës. Et c’est mal à propos que l’on produit icy un Sceptique, disant, Que ce mauvais Genie me trompe autant qu’il pourra etc. Car quiconque parlera de la sorte, dés-là il ne sera plus Sceptique, pource qu’il ne doutera pas de toutes choses. Et certes ie n’ay iamais nié que les Sceptiques mesmes, pendant qu’ils concevoient clairement une Verité, ne se laissassent aller à la croire, en sorte qu’ils n’estoient Sceptiques que de nom, et peut-estre mesme ne persistoient-ils dans l’Heresie où ils estoient de douter de toutes choses, que pour ne pas de Clerselier II, 138 mordre de leur resolution, et ne paroistre pas inconstans, et de legere creance. Mais i’ay seulement parlé des choses que nous nous ressouvenons avoir autresfois clairement conceuës, et non pas de celles que presentement nous concevons clairement, ainsi qu’on peut voir en la Page 84. et 325. et 26.

14. I’ay desia expliqué sur la fin de mes Réponses, aux sixiesmes Objections, par l’exemple de la Pesanteur, entant que prise pour une qualité réelle, comment l’Esprit est coëtendu à un Cors estendu, encore qu’il n’ait aucune vraye extension, c’est à dire, aucune, par laquelle il occupe un lieu, et qui fait qu’il en chasse tout autre Cors. Et i’ay aussi monstré dans ces mesmes Réponses Article 5. que lors que l’Ecclesiaste dit, Que l’homme n’a rien de plus que la Iument, il parle seulement du Cors, pource qu’aussi-tost aprés il parle separément de l’Ame, en ces termes ; Qui sçait si l’Esprit des Enfans d’Adam etc.

Enfin pour reconnoistre laquelle de ces deux manieres de concevoir est la plus imparfaite, et marque plutost la foiblesse de nostre Esprit, ou bien celle par laquelle nous ne pouvons concevoir une chose sans l’autre, comme l’Esprit sans le Cors, ou bien celle par laquelle nous les concevons distinctement l’une sans l’autre, comme des choses Completes ; Il faut prendre garde laquelle de ces deux manieres de penser procede d’une faculté Positive, dont la privation soit la cause de l’autre ; Car on concevra facilement que cette faculté-là de l’Esprit est réelle, par laquelle il conçoit distinctement deux choses l’une sans l’autre, comme des choses Completes, et que c’est la privation de cette mesme faculté, qui fait qu’il apprehende ces deux choses confusément, comme si ce n’en estoit qu’une. Ainsi que dans la veuë il y a une plus grande perfection, lors qu’elle distingue exactement chaques particules d’un objet, que lors qu’elle les aperçoit toutes ensemble comme une seule ; Que si quelqu’un ayant les yeux chancelans et non arrestez, prend une chose pour deux, comme il arrive souvent aux yvrognes ; Et si quelquesfois les Clerselier II, 139 Philosophes distinguent, ie ne dis pas l’Essence de l’Existence, pource qu’ils n’ont pas coustume de mettre une autre distinction entre ces deux choses, que celle qui y est en effet ; mais bien conçoivent dans un mesme Cors, la Matiere, la Forme, et plusieurs divers Accidens, comme autant de choses differentes l’une de l’autre, pour lors ils reconnoistront facilement, par l’obscurité et la confusion de leur perception, que cela vient non seulement d’une Faculté positive, mais aussi du défaut de quelque faculté, si considerant de plus prés les choses, ils prennent garde qu’ils n’ont pas des Ideés tout à fait differentes, de ces choses qu’ils supposent ainsi estre diverses.

Au reste, s’il est vray que tous les Lieux que ie n’avois pas suffisamment expliquez dans mes précedentes Réponses, ayent esté marquez dans ces Objections, ie suis bien obligé à leur Autheur, de ce que par son moyen i’ay un iuste sujet de n’en plus attendre d’autres.