Clerselier III, 443 AT V, 391

A MONSIEUR DE CARCAVI.
A la Haye le 17. Aoust 1649.

LETTRE LXXVII.

MONSIEUR,
Ie vous suis tres-obligé de la peine que vous avez prise de m’écrire le succez de l’experience de Monsieur Pascal touchant le Vif argent, qui monte moins haut dans un tuyau qui est sur une montagne, que dans celuy qui est dans un lieu plus bas ; I’avois quelque interest de la sçavoir, à cause que c’est moy qui l’avois prié il y a 2. ans de la vouloir faire, et ie l’avois assuré du succez, comme estant entierement conforme à mes Principes, sans quoy il n’eust eu garde d’y penser, à cause qu’il estoit d’opinion contraire. Et pour ce qu’il m’a cy-devant envoyé un petit Imprimé, où il décrivoit ses premieres experiences touchant le vuide, et promettoit de refuter ma matiere subtile ; si vous le voyez ie serois bien aise qu’il sçeust que i’attens encore cette refutation, et que ie la recevray en tres-bonne part, comme i’ay tousiours receu les objections AT V, 392 qui m’ont esté faites sans calomnie. Si on m’envoye celles que vous me faites esperer du Pere Magnan, ie ne manqueray pas d’y faire la réponse que ie iugeray estre convenable.

La Geometrie de Monsieur Schooten est imprimée, son Latin n’est pas fort elegant, et pour ce que ie ne l’eusse pû voir avant qu’il fust imprimé sans estre obligé de le changer tout, ie m’en suis entierement dispensé. Pour mon traitté des Passions, il est vray que i’ay promis il y a long-temps de l’envoyer à un amy qui a dessein de le faire imprimer, mais ie ne luy ay pas encore envoyé.

Clerselier III, 444 Pour la quadrature du Pere Gregorius à S. Vincentio, ie n’en fais pas meilleur iugement que Monsieur de Roberval ; Car quelque animosité que ce dernier ait contre moy, il ne peut y avoir aucune consideration qui me détourne du chemin de la verité, lors qu’il me sera connu. Mais ie ne puis aucunement connoistre par ce qu’il vous a plû m’écrire de sa part qu’il puisse demesler les asymmetries qui ont embroüillé Monsieur de Fermat. Ce n’est rien de dire comme il fait que ce que Monsieur de Fermat nomme AT V, 393 Vba, il l’appelle b, et ainsi des autres, ne s’arrestant point dans la suitte de l’operation iusqu’à ce que l’équation subsistesubsiste sous b2 ou ses degrez plus hauts par nombre pair ; La difficulté est de sçavoir par quelle operation on peut faire cela, lors qu’il y a plus de quatre termes incommensurables donnez. Lors qu’il n’y en a que quatre la chose est facile, pour ce que, faisant , leurs quarrez sont , ou le nombre des termes incommensurables est diminué ; Mais ayant , leurs quarrez sont , où le nombre des termes est augmenté ; C’est ce qui a embarassé Monsieur de Fermat, et qui embarasse encore maintenant Monsieur de Roberval, quoy qu’il dissimule. Sans cela il ne feroit pas de difficulté d’achever l’équation, dont ie me souviens de vous avoir envoyé la moitié en ma precedente, pour ce que c’est chose facile. Permettez-moy que ie l’attende encore iusques à la premiere fois, que i’auray l’honneur de recevoir de vos Lettres, afin qu’il puisse dautant mieux estre convaincu. Ie ne puis que ie ne vous aye de l’obligation, de ce AT V, 394 que vous taschez de me persuader qu’il n’est point animé contre moy ; C’est avoir l’ame genereuse et belle, que de se porter ainsi à prevenir les dissensions, au contraire des Esprits malins qui se plaisent à les faire naistre et à les entretenir. Mais ie vous diray que de ma part, ie n’ay iamais fait tant d’honneur à ceux qui taschent de me desobliger que de les estimer dignes de ma haine ; Ie ne suis point Clerselier III, 445 leur ennemy, bien qu’ils puissent estre les miens. Ie puis aussi vous assurer que le Reverend Pere Mersenne n’a rien contribué du sien pour me faire iuger de l’animosité dudit sieur de Roberval ; il l’a tousiours plustost dissimulée, autant que les loix de l’amitié luy ont pû permettre. C’est luy-mesme qui me l’a declarée si expressément, et avec des paroles si hardies et si pleines de confiance, que s’il parle maintenant d’une autre façon, i’ay sujet de penser que c’est seulement pour estre moins soupçonné de calomnie, lors qu’il dit quelque chose à mon desavantage ; Et pour cette mesme raison, i’ay interest que le monde sçache, qu’il est autant irrité et piqué contre moy, que le peut estre un homme que sa profession engage à vouloir paroistre docte, et qui m’ayant attaqué cinq ou six fois pour faire preuve de son sçavoir, m’a obligé autant de fois à découvrir ses erreurs, comme il m’y oblige encore à present par ses trois objections, que vous avez pris la peine de mettre dans vostre Lettre. Car premierement, lors qu’il m’objecte Que le point C est par tous les angles que i’ay nommez en la page 326. et que ie n’ay point nommé celuy où il ne peut estre, et que iamais la question n’est impossible ; AT V, 395 Il est evident que ce qu’il dit est hors de raison, en quelque sens qu’il le puisse prendre. Car mes paroles sont, page 326. ligne 3. Que si la quantité y se trouve nulle, lors qu’on a supposé le point C dans l’angle DAG, il faut le supposer aussi dans l’angle DAE, ou EAR, ou RAG, et que si en toutes ces quatre positions la valeur d’y se trouvoit nulle, la question seroit impossible au cas proposé. A quoy ie n’ay pas besoin de rien adjoûter pour faire voir clairement qu’il se trompe, premierement en ce qu’il dit que le point C est par tous les angles que i’ay nommez ; Car en l’exemple proposé, il ne se peut trouver dans l’angle DAE, ny aussi (pour user de ses termes) par l’angle DAE. Mais la particule (par) qu’il met au lieu de (dans) me fait connoistre qu’il peche en cecy un peu plus que par ignorance. Il peche par ignorance en ce que voyant que le cercle CA, dans toutes les parties de la circonference duquel se trouve Clerselier III, 446 le point C, passe par le point A, il s’est imaginé que ce point C pouvoit estre le mesme que le point A, ce qui est tres-faux, à cause qu’au point A la quantité y se trouve nulle, et il y a difference entre tous les points et toutes les parties d’une circonference. De plus, quand on luy accorderoit que le point C pourroit estre au point A, on ne pourroit dire pour cela qu’il fust dans l’angle DAE, mais seulement en l’intersection des lignes qui le composent ; Car le mot d’Angle signifie une quantité, et non pas le seul point où deux lignes se rencontrent. On ne pourroit dire non plus qu’il fust par l’angle DAE ; car on ne peut AT V, 396 ainsi parler d’un point, c’est seulement d’une ligne qu’on peut dire qu’elle est, ou plustost qu’elle passe par un angle, lors que passant par le point où les deux lignes qui le composent se rencontrent, elle passe aussi par le dedans de cét angle, c’est à dire, par la superficie contenuë entre ces deux lignes. Ainsi le cercle CA passe par les angles DAG et EAR, mais non point par l’angle DAE. De façon qu’en quelques sens qu’il s’explique, il a tousiours tort, d’avoir dit que le point C est par tous les angles que i’ay nommez. Et sa finesse paroist, en ce que bien que mon sens fust tres-clair, et que lors que i’ay parlé de supposer le point C dans l’angle DAG, il n’ait pû douter que ie n’aye entendu par cét angle toute la superficie contenuë entre les deux lignes DA et GA, qui le contiennent, pour ce que cela ne souffre aucune autre interpretation, et mesme que le point C s’y voit peint dans la figure, il a neantmoins changé mes mots, et par ce moyen en a corrompu le sens.

Il est evident aussi qu’il se trompe, en ce qu’il dit que ie n’ay pas nommé l’angle où le point C ne peut estre ; Car ayant nommé tous les quatre angles qui se font par l’intersection des deux lignes DR et EG, i’ay nommé toute la superficie indefiniment estenduë de tous costez, et par Clerselier III, 447 consequent tous les lieux, tant ceux où le point C peut estre, que ceux où il ne peut pas estre ; En sorte qu’il auroit esté superflu que i’eusse consideré d’autres angles. Enfin il se trompe de dire que cette question n’est iamais impossible ; Car bien qu’elle ne le AT V, 397 soit pas en la façon que ie l’ay proposée, on la peut proposer en plusieurs autres, dont quelques-unes sont impossibles, et ie les ay voulu toutes comprendre dans mon discours.

Sa seconde objection est une fausseté manifeste ; Car ie n’ay pas dit dans la page 373. ce qu’il veut que i’aye dit, à sçavoir, qu’il y a autant de vrayes racines que les signes + et – se trouvent de fois estre changez, ny n’ay eu aucune intention de le dire. I’ay dit seulement qu’il y en peut autant avoir ; et i’ay monstré expressément dans la page 380. quand c’est qu’il n’y en a pas tant, à sçavoir, quand quelques-unes de ces vrayes racines sont imaginaires. Et son peu de memoire m’est confirmé par ce que m’a dit le sieur Chauveau, qui m’a assuré qu’il luy a desia cy-devant répondu à cette pretenduë objection, et monstré son erreur ; en sorte qu’il ne peche pas en cecy par ignorance, mais faute de memoire, ou autrement.

Au contraire dans sa 3. objection ie ne remarque qu’une ignorance grossiere. Il dit qu’en ma Geometrie i’ay une faute et une omission ; La faute, en ce que ie soûtiens que le cercle peut coupper en six endroits la ligne courbe que i’y décris, sans avoir égard à sa compagne qui est de l’autre part de la ligne DO, laquelle ie n’ay pas representée ; et qu’il y a demonstration qu’il ne la peut coupper qu’en quatre endroits, de quelque façon qu’elle puisse estre faite. L’omission, en ce que ie ne me sers pas de sa compagne, qu’il dit estre absolument necessaire pour AT V, 398 resoudre les équations qui ont six racines vrayes. Et que cette omission devient bien plus considerable, en ce que pour six racines vrayes, ie fais tomber mes perpendiculaires CG, NR, QO et semblables sur la ligne DO, qu’il dit y estre absolument inutile, et qu’il se faut servir d’une autre. A quoy ie répons qu’il n’y a ny faute ny omission en ce qu’il reprend, pour ce qu’il est Clerselier III, 448 tres-vray que le cercle peut coupper cette ligne courbe en six endroits, et qu’il l’y couppe effectivement toutes les fois que l’équation, pour la resolution de laquelle on les décrit suivant la regle que i’en ay donnée, contient six vrayes racines inégales entr’elles, sans qu’il faille pour cét effet avoir aucun égard à sa compagne ; Ainsi que vous verrez tres clairement, s’il vous plaist de prendre la peine de chercher par cette regle les racines de l’équation suivante, ou de quelqu’autre semblable . Car dautant qu’il y a six vrayes racines en cette équation, qui sont 1, 2, 3, 4, 6 et 9, vous trouverez que le cercle couppera la courbe en six points, desquels tirant six perpendiculaires sur la ligne DO, ces six perpendiculaires seront 1, 2, 3, 4, 6 et 9. Et son ignorance est telle, que bien qu’il y ait desia onze ou douze ans qu’il m’a fait la mesme objection, et que ie luy ay répondu, il n’a sceu apprendre en tout le temps qui a coulé depuis, à faire le calcul qui est requis pour examiner ma regle, quoy qu’il soit si aisé AT V, 399 qu’on le peut faire en moins d’un demy quart d’heure.

I’adjoûte, que tant s’en faut que la ligne qu’il nomme la compagne de la courbe soit absolument necessaire en ma regle, ainsi qu’il assure, qu’au contraire elle n’y peut iamais aucunement servir. Et on peut voir que ie ne l’ay point obmise faute de la connoistre, pour ce que ie l’ay representée dans la page 336. pour une autre occasion où elle est utile. Enfin il se mocque de dire que la ligne droite DO est absolument inutile dans ma regle, qu’il s’y faut servir d’une autre ligne droite ; Car il suffit que celle-cy y soit employée, et que la regle ne soit point fausse, comme certainement elle ne l’est point, pour faire voir qu’elle y est utile. Et ce qui rend son ignorance moins excusable en tout cecy ; c’est qu’on peut, comme i’ay averty dans la page 412. faire une infinité d’autres regles à l’imitation de la mienne ; Et il n’y a aucune ligne droite que ie ne puisse faire servir au lieu de cette ligne DO en quelqu’une de ces regles ; Comme aussi Clerselier III, 449 au lieu de la ligne courbe dont ie me suis servy, ie pourrois y employer sa compagne, ou telle autre ligne du second genre qu’il me plairoit, mais la regle ne pourroit pas aisément se rencontrer si courte, ny si elegante. Et i’ose dire que celle que i’ay donnée est la plus belle, et qui a esté sans comparaison la plus difficile à trouver de toutes les choses qui ont esté inventées iusques à present en Geometrie, et qui le sera peut-estre encore cy-apres en plusieurs siecles, si ce n’est que ie prenne moy-mesme la peine d’en chercher d’autres.

La regle où ie me sers de l’intersection de la parabole, ou du cercle pour construire les Problemes AT V, 400 solides, laquelle vous loüez en vostre Lettre, est autant inferieure à celle-cy, qu’elle surpasse celle de la page 302. où ie me sers de l’intersection du cercle, et de la ligne droite pour construire les Problemes plans. Mais ie voudrois qu’il nous fist voir les demonstrations qu’il pretend avoir pour prouver ses censures ; Ie m’assure que nous y verrions de beaux Paralogismes, comme i’en ay quasi tousiours trouvé dans tout ce qu’il a voulu produire de son invention. Ie dis dans tout, sans que i’en excepte presque aucune chose. Car pour l’aire de la ligne décrite par la Roulette, dont il s’est fort vanté, c’est Toricelli qui l’a trouvée ; et c’est moy qui luy ay enseigné à en trouver les tangentes ; Ce qu’il m’avoit fait demander par le Reverend Pere Mersenne, apres avoir confessé qu’il ne les pouvoit trouver. On me fit voir l’an passé des écrits qu’il avoit enseignez à ses disciples, qui contenoient plusieurs raisonnemens tres-foibles qu’il debitoit pour des demonstrations, et à cause qu’il y concluoit des choses contraires à ce que i’avois écrit, il inferoit de là que i’avois failly. Il a aussi usé de ce mesme moyen pour me refuter, dans un écrit que le frere de Monsieur le Marquis de Neuf-Castel m’a autrefois envoyé de sa part. Il y raisonnoit en cette sorte, ma demonstration est vraye (et c’estoit une demonstration qu’il retenoit in pectore sans vouloir que ie la sceusse) et la conclusion en est contraire à ce qu’un tel pretend AT V, 401 avoir Clerselier III, 450 demonstré, donc sa demonstration est fausse. Ainsi il vouloit vaincre par sa seule authorité d’une façon fort magistrale, et ce me semble fort peu convenable pour luy à mon égard. Ie n’aurois iamais fait, si ie voulois mettre icy toutes les raisons que i’ay de ne l’estimer qu’autant que ie dois, et de craindre qu’il ne parle pas selon son cœur, lors qu’il dit qu’il n’est point animé contre moy. Mais ie ne laisse pas de vous remercier de ce qu’il vous a plû m’en écrire. Et
ie suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et fidele serviteur, DESCARTES.