Cetus [le cète1Comme balaena, cetus, du grec κῆτος, désigne de façon générique
un grand cétacé dans des récits et des descriptions qui
entrecroisent réalité et monstruosité fabuleuse. Pour le traduire,
nous avons donc choisi de reprendre le vieux terme français
« cète », qui possède la même valeur générique et a pu nommer aussi
bien des animaux réels qu’imaginaires. La synonymie de balaena et de cetus est
soulignée par Vincent de Beauvais : idem et
balaena dicitur. Huius generis est aspidochelone, de quo dictum est
supra (VB 17, 41, 4), « le même animal est aussi appelé balaena. L’aspidochelone,
dont on a parlé plus haut, appartient à la même espèce » ; par
Marcus d’Orvieto : inuenitur in mari piscis quidam
qui uocatur cetus siue balena (Liber de
moralitatibus, livre 4, ch. 1, § 1), « on trouve dans la mer un
poisson qu’on appelle cetus ou balena » ; ou encore, mais de façon plus
originale, par Albert le Grand, qui comprend balaena comme désignant la femelle et cetus le mâle : cetus est
piscis maior qui visus est, cuius femina balaena dicitur (AM
24, 23 (14)), « le cète est le plus grand poisson qu’on ait vu, et
sa femelle est appelée la baleine ». Ce sont donc les mêmes grands
mammifères marins qui ont pu inspirer les notices consacrées au cète
et à la baleine chez les auteurs latins (voir s.
v. Balaena).] [+][VB 17, 41 De ceto [-]][+] [+][VB 17, 42 De eodem [-]][+] [+][VB 17,
43 De cibo ac
spermate ceti [-]][+]
Cetus [+][VB 17, 41 De ceto [-]][+] [+][VB 17, 42 De eodem [-]][+] [+][VB 17,
43 De cibo ac spermate
ceti [-]][+]
Renvois internes : Cetus : cf. Aspidochelon, ch. 5 ; Balaena,
ch. 14.
Lieux parallèles : TC, De
cetho (6, 6) ; AM, [Cetus] (24, 23
(14-19)).
[1] [•] VB 17, 42, 1D’après le Liber de natura
rerum. [•] TC 6, 6, 1Le cète est le plus grand des poissons, [•] TC 6, 6, 9avec une
bouche à l’avant [•] TC 6, 6, 6-7qui s’ouvre largement,
[•] TC 6, 6,
2-3mais un gosier étroit. [•] TC 6, 6, 7-8Quand
il est jeune, ses dents sont noires ; quand il vieillit, elles
sont blanches. [•] TC 6, 6, 9-11Il arrive que ces
poissons crachent l’eau qu’ils ont avalée si haut que les
retombées du jet d’eau envoient souvent une flotte par le fond ;
et, si une tempête s’élève sur la mer, ils se dressent au-dessus
des flots en provoquant des vagues et des tourbillons qui font
sombrer les bateaux2Sur le
souffle des baleines, voir Balaena, ch. 14,
5.. [•] TC 6, 6,
21-25Il arrive aussi qu’ils soulèvent du sable
et en aient le dos couvert3Peut-être faut-il voir dans ce sable qui
recouvre le dos des cètes l’écho de réalités déformées : les
cicatrices des cachalots sont colonisées par des algues
siliceuses, les diatomées, ou par les poux de mer ; les baleines
grises, qui n’avaient pas encore disparu de l’océan Atlantique,
sont reconnaissables grâce aux plaques d’anatifes qui infestent la
peau du baleineau dès sa naissance ; les protubérances de la
baleine à bosse peuvent être elles aussi recouvertes de balanes ;
la baleine franche de Biscaye arbore d’importantes callosités
(dont le « bonnet ») qui abritent des colonies de
crustacés. : les marins, quand menace la tempête, tout
heureux d’avoir trouvé une île, y jettent l’ancre et s’y reposent
dans une sécurité trompeuse ; mais la bête, sentant les feux que
les marins ont allumés, se remet soudain en mouvement et plonge,
entraînant hommes et bateaux par le fond4Voir le même topos
fabuleux dans le chapitre 5 consacré à l’aspidochelon.. [•] TC 6, 6, 28-47Le
cète, lorsqu’il atteint l’âge de trois ans, s’accouple
avec la baleine et, très vite au cours de l’accouplement, il
perd la force virile de son membre, si bien qu’il ne peut plus
s’accoupler et qu’il gagne les profondeurs de la mer où il atteint
une taille si considérable qu’on n’a plus aucun moyen de
l’attraper5Cette série
d’assertions fabuleuses a pu être alimentée par des observations
réelles. Le plus grand des mammifères marins, le rorqual bleu, a
un mode de vie solitaire : les rencontres des membres de l’espèce
ne semblent pas donner lieu à des échanges sociaux, et les
accouplements paraissent le fait du hasard. Par ailleurs, si les
cachalots femelles forment des groupes d’une vingtaine
d’individus, les mâles, surtout lorsqu’ils vieillissent, semblent
vivre de plus en plus seuls. Les grands cétacés disparaissent lors
de leurs migrations, mais aussi lors de leurs plongées, qui
peuvent durer jusqu’à deux heures et atteindre, pour le cachalot,
plusieurs centaines de mètres de profondeur. Chez les cétacés
mâles, les testicules sont intra-abdominaux, et le pénis est logé
dans les plis cutanés, dont il ne saille que pendant l’érection.
Cette particularité anatomique était connue, comme en témoigne,
par exemple, Albert le Grand, qui en fait la description précise
et observe avec un sens critique très sûr : « d’aucuns prétendent
qu’après un seul coït, le cète ne peut s’accoupler avec la
baleine, devient impuissant et gagne alors les profondeurs de la
mer. […] Je doute que cela soit vrai, et les plus expérimentés ne
racontent rien de tel ; en revanche, quand ces cètes se battent
pour leurs femelles et leurs petits, il est vrai que l’animal
vaincu gagne le fond des eaux, où la peur le fait rester un
certain temps » (AM 24, 23 (16) ; trad. Moulinier 1992,
122).. On peut donc l’attraper avant qu’il ait atteint
trois ans. Voici comment on procède. Quand les pêcheurs ont repéré
le lieu où se trouve le cète, ils réunissent une flotte nombreuse et s’y
rendent. Faisant résonner autour de lui un concert de flûtes et de
trompettes, ils attirent l’animal qui se met à les suivre, car il
goûte ce genre de sons : et quand ils le voient immobile le long
des embarcations, fasciné par la musique qui retentit, ils jettent
sur son dos, sans se montrer, un instrument dont la pointe est
munie de dents de fer, à la manière d’un croc, et sans se montrer
<davantage>, ils s’éloignent. Aussitôt, pour peu que
l’instrument ait causé une blessure effective, le cète gagne le
fond de la mer et, en se frottant le dos sur le sol, il enfonce
violemment le fer dans ses blessures jusqu’à tant que celui-ci
traverse la graisse et pénètre profondément dans la chair vive. Et
ainsi l’eau de mer s’insinue à l’intérieur de la blessure à la
suite du fer et achève de tuer l’animal blessé. Une fois mort, le
cète remonte à la surface et flotte ; les marins s’approchent avec
des cables et le traînent jusqu’au rivage dans une grande
allégresse6Les Basques
furent vraisemblablement, au haut Moyen Âge, les premiers à
s’attaquer en pleine mer aux baleines, que les pêcheurs se
contentaient auparavant de traquer sur le rivage. La raréfaction
progressive des baleines dans le golfe de Biscaye a entraîné le
déplacement des lieux de la chasse à la baleine vers le nord de
l’Europe (voir Moulinier 1992, 118). Le Liber
rerum, à l’origine de la citation qu’on peut lire dans l’Hortus sanitatis, présente, en dépit
d’enjolivements suspects, de nombreux points communs avec la
chasse au harpon que décrit, de façon très réaliste, Albert le
Grand (AM 24, 23 (18)). La baleine franche des Basques flotte
effectivement à la surface, une fois morte..
[1] [•] VB 17, 42, 1Ex Libro de naturis rerum2L’Hortus sanitatis reprend ici dans son
intégralité le chapitre 42 du Speculum
naturale, dont la matière est exclusivement tirée du Liber de natura rerum de Thomas de
Cantimpré (TC 6, 6). Les écarts constatés entre le texte
fourni par Vincent de Beauvais et celui édité par Boese
peuvent résulter d’un travail de Vincent de Beauvais sur sa
source, mais plus probablement de l’utilisation par Vincent de
Beauvais d’une version différente de celle retenue par Boese
(voir sur ce point Balaena, ch. 14,
6).. [•] TC 6, 6, 1Cetus3Le
terme cetus est ici masculin, alors que
Virgile conservait encore une forme neutre directement calquée du
grec dans l’expression immania cete (Verg. Aen. 5, 822). est piscium
maximus4Vincent de
Beauvais, lorsqu’il cite Thomas de Cantimpré, a très régulièrement
supprimé des extraits qu’il a retenus, les mentions d’auteurs qui
s’y trouvaient à l’origine. Comme l’a montré Roy 1990, 248-250,
sans doute a-t-il été sensible au fait que Thomas de Cantimpré
récrivait ses sources et faisait ainsi œuvre personnelle ;
peut-être a-t-il eu aussi le souci de ne pas dévaloriser à la fois
son informateur et son propre travail, qui serait apparu comme une
compilation de seconde main. Quoi qu’il en soit, le fragment TC 6,
6, 1-12, est précédé chez Thomas de Cantimpré de la formule ut Isidorus dicit, et nous n’en avons pas
retrouvé la trace dans l’œuvre authentique d’Isidore de Séville.
Les Étymologies, en particulier, ne
contiennent qu’une brève explication du mot cetus (Isid. orig.
12, 6, 7)., [•] TC 6, 6, 9habens os in fronte [•] TC 6, 6, 6-7magnum
et patulum [•] TC 6, 6,
2-3et oris meatus strictos. [•] TC 6, 6, 7-8In
juventute dentes habet nigros, in senectute albos. [•] TC 6, 6, 9-11Hi
pisces aliquando fluctus haustos ita eructuant ut alluvie nimbosa
plerumque classem navigantium deprimant ; sed et, cum in mari
tempestas oritur, se super fluctus attollunt et5et… mergunt : ut… mergant VBd. commotionibus
ac turbinibus naves mergunt. [•] TC 6, 6, 21-25Arenas aliquando dorsis
sustollunt, in quibus ingruente tempestate nautae terram se
invenisse gaudentes, anchoris jactis6anchoris jactis : anchora jactis 1491 Prüss1 anchora jacta
1536.7Thomas de Cantimpré indique comme source de ce
renseignement Isidorus, sans que nous ayons
pu repérer une quelconque similitude avec l’œuvre d’Isidore de
Séville., falsa firmitate quiescunt ; ac8at 1536. ignes accensos9accensas 1536 per
errorem. belua sentiens subito commota se mergit et
homines cum navibus in profundum trahit. [•] TC 6, 6, 28-47Cetus, postquam aetatem annorum trium excedit, cum
balaena coit, et in ipso mox coitu virtute virgae
genitalis emutilatur, ita quod ultra coire nequit, sed intrans
alti maris pelagus in tantum excrescit ut nulla hominum arte capi
possit. Infra tres igitur annos aetatis suae capi potest.
Capiuntur autem sic : piscatores, locum ubi cetus est notantes, illic congregantur cum navibus
multis, factoque circa eum fistularum ac tubarum concentu, alliciunt insequentem, quia gaudet hujusmodi sonis ;
cumque juxta naves haerentem sono modulationis attonitum cernunt,
instrumentum quoddam ad instar rastri dentibus ferreis acuminatum
in ejus dorsum clam projiciunt clamque10atque 1536.
diffugiunt. Nec mora, si certum vulneris locum dederit, fundum
maris cetus petit seque ad terram dorso fricans
vulneribus11vulneri 1536. ferrum violenter impellit12intrudit 1536. quousque, perfossa pinguedine,
vivam carnem interius penetraverit. Sicque ferrum subsecuta salsa
maris aqua vulnus intrat ac vulneratum perimit. Mortuum ergo super
mare refluitantem piscatores cum funibus adeunt et ad litus cum
magno tripudio trahunt13Thomas de Cantimpré emprunte ici sa matière à
un Liber rerum dont il signale dans son
prologue la qualité, mais aussi l’extrême concision : Librum vero rerum libellum admodum parvum inveni,
qui etiam de naturis rerum plurima
comprehendit..
Propriétés et
indications
Operationes
[2] [•] VB 17, 41, 4 A. L’auteur. [•] VB 17, 41,
4À ce qu’on rapporte le cète annonce une tempête quand il joue dans la mer. Il
est appelé aussi baleine. L’aspidochelon, dont on
a parlé plus haut, est de la même espèce.
[2] [•] VB 17, 41, 4A. Actor14Le fragment introduit par le marqueur Actor dans le Speculum
naturale constitue donc un commentaire personnel de
Vincent de Beauvais inséré dans un montage de citations.
Vincent de Beauvais fait ici référence au chapitre 17, 33, où
il traite de l’aspidochelon ; l’auteur
de l’Hortus sanitatis n’a pas eu besoin
de changer un seul mot de son modèle pour renvoyer au
chapitre 5, Aspidochelon. Cependant,
l’Hortus sanitatis, à partir de la
première édition de Prüss, en donnant le texte idem de balaena dicitur, « on dit la même
chose de la baleine », déforme le propos initial de Vincent de
Beauvais idem et balaena dicitur, « il
[sc. le cète] est aussi appelé
baleine ».. [•] VB 17, 41,
4Cetus, ut fertur, quando ludit in mari, signum est
tempestatis. Idem et15de
Prüss1 et de 1536. balaena dicitur. Hujus generis est aspidochelone, de quo dictum est supra.
[3] [•] VB 17, 43, 1 B. Nota HSIsidore. [•] VB 17, 43, 1Le cète, à ce qu’on lit, ne se nourrit pas comme les autres
poissons en mâchant et découpant les aliments entre ses dents,
mais il se contente de les avaler et les rumine dans son
ventre7Les cétacés avalent
leur proie entière. Ils possèdent, comme les ruminants, un estomac
composé de plusieurs chambres, que les aliments traversent en se
décomposant progressivement..
[3] [•] VB 17, 43, 1B. compil.Isidorus16isidorus non hab.
VB.17La référence à Isidore de Séville est
erronée et semble bien un ajout fautif introduit par l’auteur
de l’Hortus sanitatis. En effet, dans
le Speculum naturale, ce fragment, qui
ouvre le chapitre consacré par Vincent de Beauvais à la
nourriture et au sperme du cète, n’est introduit par aucune
référence bibliographique, sinon la mention très vague,
figurant en incise : ut legitur, « à ce
qu’on lit ». On peut donc supposer que Vincent de Beauvais a
ici fait part d’une observation personnelle, mais en oubliant
de la signaler comme telle par le marqueur Actor. Il pourrait aussi s’agir de la fin
de la citation du Liber de natura rerum
qui occupe le chapitre précédent dans le Speculum naturale, bien qu’on ne retrouve
pas la trace du fragment dans l’édition de Boese : comme nous
l’avons déjà indiqué, Vincent de Beauvais a pu disposer d’une
version de l’œuvre de Thomas de Cantimpré différente de celle
éditée par Boese.. [•] VB 17, 43, 1Cetus autem, ut legitur, non comedit ut alii pisces
masticando cibumque dentibus comminuendo, sed tantummodo glutiendo
et intra corpus retinendo.
[4] [•] VB 17, 43, 2 C. Même auteur. [•] TC 6, 6, 2-6À ce qu’on dit, son gosier
est étroit. C’est pourquoi il n’avale que de petits poissons,
qu’il attire à lui par son haleine parfumée et qu’il dévore, puis
ingère. Il possède en effet dans la gorge une sorte de peau qui
ressemble à une membrane et qui, par les nombreux trous dont elle
est perforée, ne laisse rien passer de gros8Le passage évoque le réseau de franges que
constituent les fanons des mysticètes et dont la nature n’est pas
alors bien perçue. Albert le Grand témoigne d’une ignorance
comparable dans sa description d’une carcasse de baleine, où il
croit reconnaître les cils de l’animal dans ce qui est, de toute
évidence, ses fanons (AM 24, 23 (15)). Les fanons sont alignés sur
chaque côté de la mâchoire supérieure et sont composés de lames
cornées pourvues de soies ; ils forment une sorte de tamis qui
sert à piéger la nourriture. Les baleines, selon les espèces,
« écrèment » le plancton, en nageant en surface et filtrant en
continu l’eau, ou l’« engouffrent », en engloutissant un grand
volume d’eau et l’expulsant ensuite à travers leurs fanons. Les
baleines à fanons privilégient effectivement des proies
nombreuses, mais de petite taille : elles se nourrissent de
zooplancton, mais aussi de bancs de petits poissons, en
particulier par la technique de la chasse « au filet de bulles ».
En revanche, les cétacés à dents sont capables de maintenir avec
leurs dents de grosses proies et de les dilacérer en les
secouant..
[4] [•] VB 17, 43, 2C. Item18ex libro de naturis (natura VBd) rerum VB2.19Le renvoi Item propre à l’Hortus
sanitatis continue de mettre le passage sous le patronage
fautif d’Isidore de Séville. En revanche, dans le Speculum naturale, la référence est bien
introduite par le marqueur approprié, Ex
libro de natura rerum.. [•] TC 6, 6, 2-6Habet20post habet hab. enim VB.
oris meatus, ut dictum est, strictos ; unde non nisi parvos
pisciculos deglutit, quos odorifero anhelitu suo attrahens ad se
ac devorans in ventrem suum mittit. Habet enim in gutture quandam
pellem membranae similem, quae multis meatibus perforata non sinit
quicquam magni ingredi ventrem.
[5] [•] VB 17, 43, 3 D. Iorach. [•] AS 2, 7,
26cLe cète qui s’accouple avec sa femelle émet
du sperme et le sperme superflu qui flotte à la surface de l’eau
s’amalgame pour donner de l’ambre9L’expression spermaceti,
littéralement « sperme de cète », ne désigne pas ici ce qu’on
appelle aujourd’hui spermaceti, c’est-à-dire le blanc de baleine
ou encore ambre blanc, qui est une substance graisseuse, blanche
et luisante, contenue dans la tête du cachalot. Dans le contexte
des encyclopédies médiévales, les termes ambra, comme spermaceti,
renvoient à l’ambre gris. Le terme ambra,
qu’on peut trouver aussi sous les formes ambar, ambrum, amabare, appartient au latin médiéval ; c’est
un emprunt à l’arabe anbar, d’où le latin
ambar et, par métathèse, ambra, qui désigne, comme son étymon arabe,
l’ambre gris. L’ambre gris est une concrétion intestinale
pathologique du cachalot, qui, sous l’action combinée de l’air et
du soleil, prend une couleur cendrée et dégage un parfum musqué.
On le récolte dans les carcasses des cachalots morts, ou on le
trouve flottant à la surface de la mer, ou encore rejeté sur le
rivage. Au fil du temps, le mot « ambre » s’est chargé de sens
variés, et il sert à désigner aujourd’hui trois substances très
différentes : outre l’ambre gris, et l’ambre blanc, on parle
communément de l’ambre jaune, la résine fossile de conifère. Dans
ce chapitre de l’Hortus sanitatis, il faut
toujours comprendre, sous l’appellation ambra, l’ambre gris. En effet, la littérature
savante des XIIe et XIIIe siècles établit une distinction très claire
entre l’ambre gris (la substance parfumée provenant des excréments
des cachalots) et l’ambre jaune (la résine fossile), qui ne sont
pas alors désignés sous les mêmes vocables et dont les notices
descriptives ou les modes d’emploi prouvent une perception bien
différenciée. L’Antiquité gréco-romaine ignorait l’ambre gris dont
la connaissance, l’usage et la dénomination n’ont été introduits
en Europe occidentale qu’au Moyen Âge par le biais des échanges
avec le monde arabe. En revanche, l’ambre jaune était bien connu
de la Grèce et de Rome, où il était apprécié comme un produit de
luxe et où ses propriétés électrostatiques avaient été déjà
repérées. Ses appellations latines electrum
(du grec ἤλεκτρον) et, plus couramment, succinus ou sucinus,
sont passées en latin médiéval, et la forme d’ancien français
« sucin » ou « succin » n’a disparu que tardivement de l’usage,
concurrencée par le mot « ambre ». Les Anciens se sont interrogés
sur l’origine de l’ambre jaune, mais l’hypothèse la plus
fréquemment admise approche de très près de la vérité en voyant
dans l’ambre jaune une exsudation de peuplier (les larmes
mythiques des Héliades), ou des gouttes de résine : ainsi Pline
(Plin. nat. 37, 42-43) qui voit dans le
succin la sève d’une espèce de pin, semblable à la gomme des
cerisiers ou à la résine des pins qui se serait solidifiée sous
l’effet du froid ou de l’eau de la mer. La pharmacopée arabe
connaît bien elle aussi l’ambre jaune et lui accorde la même
origine végétale que la science gréco-romaine. Elle traite de
l’ambre jaune et de l’ambre gris sous des appellations distinctes
sans équivoque possible : ambar, d’où le
latin ambra, pour l’ambre gris, et karabe, « qui attire les pailles », d’où le
calque latin carabe, ou haur rumi, « gomme de peuplier », pour l’ambre
jaune. Les témoignages d’Avicenne (Avic. canon 2, 2, 373 : karabe ; Avic. canon
2, 2, 63 : ambra) ou de Serapion (Liber aggregatus in medicinis simplicibus,
1525, ch. 276, Haur rumi idest karabe,
fol. 163 ; ch. 196, Hambra, fol. 150-151)
montrent que, si la nature végétale de l’ambre jaune est alors
établie sans véritable hésitation, en revanche, l’origine de
l’ambre gris reste inexpliquée et donne lieu à des hypothèses
diverses. Cette ignorance perdurera longtemps : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (s. v.) évoque encore, entre autres origines
possibles, les excréments d’oiseaux ou le miel d’abeille, et c’est
seulement en 1783 qu’un physicien allemand, Schwediawer, sera
capable de définir avec exactitude la nature de l’ambre gris
(voir, à propos de la lente élucidation du mystère de l’ambre
gris, Dannenfeldt 1982). Les informations complexes, d’une
tonalité parfois fabuleuse, que délivre l’Hortus
sanitatis, ici ou dans le traité De
herbis, Ambra, ch. 20, ne relèvent pas
d’une confusion entre deux substances différentes, l’ambre jaune
et l’ambre gris, mais elles sont le reflet fidèle des
interrogations qu’a suscitées l’ambre gris, dont la nature était
particulièrement difficile à discerner. En effet, les
encyclopédistes latins du XIIIe siècle isolent
très clairement, sous le vocable ambra, ce
qu’ils ont découvert dans les traités arabes concernant l’ambre
gris. Et, à propos de l’ambre jaune, ils ont su parfaitement
mettre en relation les connaissances qu’ils avaient reçues, par
exemple, de Pline, sous les vocables electrum et succinus, et
celles empruntées à leurs sources arabes, sous le vocable carabe. Ainsi, dans l’Hortus
sanitatis, De lapidibus (ch. 122) :
Siccinus sive succinus ; Thomas de
Cantimpré (TC 14, 64) : De succino ; Albert
le Grand (Mineralium libri quinque 2, 2,
17) : Suetinus. Mais ces mêmes notices
attestent l’existence dans la langue courante (vulgariter vocatur, vulgo
dicitur) d’un vocable lubra ou lambra, qui concurrence le mot succinus pour parler de l’ambre jaune. Nous ne
sommes pas en mesure de déterminer la valeur de ce témoignage.
Prouve-t-il que l’extension métonymique de ambra (> lambra ?)
pour désigner l’ambre jaune est déjà réalisée dans la langue
courante ? ou, au contraire, doit-il suggérer de rechercher, dans
l’homophonie de deux vocables aux étymons distincts, l’un, arabe
ambra, l’autre, vernaculaire ou bas latin
(vulgariter / vulgo)
lambra / lubra,
l’origine de l’appellation « ambre » pour nommer le succin ? Quoi
qu’il en soit, les encyclopédistes latins observent une
distinction entre les formes ambra et lambra / lubra..
[5] [•] VB 17, 43, 3D. Jorath. [•] AS 2, 7,
26c
— Cetus, vel aspedo, cum sperma proicit in coitu suo
cum femina, quod superfluit ex ipso spermate supernatat aque, et
colligitur ambra (Iorach cité d’après Arnold de Saxe).Cum autem cetus sperma projicit in coitu suo cum femina, quod
superfluit ex ipso spermate supernatat aquam21aquae 1491 1536 VB., et colligitur ambra.
[6] [•] VB 17, 43, 4Platearius. [•] Circa instans , De ambraOn dit que l’ambre est du
sperme de cète10L’ambre
gris a ainsi pu être défini comme du sperme de baleine (sperma ceti), de l’écume de mer (spuma maris), une sorte de champignon de mer
(fungus), le fruit ou la gomme d’un arbre
croissant dans la mer (fructus arboris sub mari
crescentis), l’écoulement d’une source maritime (manatio fontis in mari), le foie d’un poisson
(iecur piscis), des excréments d’un animal
marin (stercus animalis maris)… (voir les
notices s. v. ambra / hambra d’Avicenne et de Serapion citées supra). , Nota HScomme on l’a
indiqué plus haut dans le premier traité sur les végétaux, au
chapitre 20.
[6] [•] VB 17, 43, 4Platearius. [•] Circa
instans, De ambra
— Ambra dicitur sperma ceti.
Alii dicunt quod sit secundina que post partum emittitur. hoc est
autem falsum (Matthaeus Platearius, Circa
instans, 1939, p. 14).Ambra dicitur esse
sperma ceti22post ceti hab. id est
balenae VB., compil.ut23ut — capitulo XX om. 1536
non hab. VB. superius dictum est in tractatu primo de
herbis capitulo XX24L’auteur de l’Hortus
sanitatis accorde au chapitre 20 du traité De herbis un long développement à l’ambre gris,
qu’il se contente ici de rappeler en lui apportant de brefs
compléments. Les informations contenues dans ce chapitre sont
tirées des Pandectes de Mattheus Silvaticus
(De ambra, ch. 36), qui lui-même emprunte
très largement sa matière à Serapion (Liber
aggregatus in medicinis simplicibus, 1525, ch. 196, Hambra, fol. 150-151) avec, en particulier, la
liste presque exhaustive de toutes les hypothèses avancées sur la
nature et l’origine de l’ambre gris..
[7] [•] VB 17, 43, 5 E. Avicenne. [•] Avic. canon 2, 2, 63Pour moi, je pense que l’ambre provient de l’écoulement
d’une source dans la mer. Le meilleur est le gris, puis vient
l’ambre varié, ensuite le citrin.
[7] [•] VB 17, 43, 5E. Avicenna. [•] Avic. canon 2, 2, 63
— Ambra,
secundum quod existimo, est manatio fontis in mari.Ambra, ut aestimo, est manatio fontis25fontis correximus ex Avic. : fortis 1491
Prüss1 1536 VB. in mari. Melior
est grisea [fortis]26fortis
delevimus., deinde varia, post
citrina.
[8] [•] VB 17, 43, 5 F. [•] Avic. canon 2, 2, 63On le falsifie avec du
gypse, de la cire et du laudanum. L’ambre noir est de médiocre
qualité11Avicenne, comme
Serapion (cités supra), distingue plusieurs
variétés d’ambre gris et dénonce la mauvaise qualité de l’ambre
noir, trouvé dans les intestins d’animaux marins. Il s’agit de
l’ambre gris frais, qui n’a pas été transformé par une exposition
à l’air et au soleil, mais qui est encore mêlé de sang et de
matières fécales, et qui dégage une odeur nauséabonde (voir
Dannenfeldt 1982, 382). Sans arriver à la compréhension exacte de
la nature de l’ambre gris, les auteurs arabes ont bien observé
qu’on trouvait de l’ambre gris dans le ventre de cachalots morts
(Avicenne parle simplement de poisson, piscis ; Serapion évoque un gros animal marin,
nommé azrel). Ce constat les a conduits à
expliquer que l’ambre gris avalé par un animal marin
l’empoisonnait et provoquait sa mort, mais non qu’il s’agissait
d’une substance produite par l’organisme de l’animal..
Nota
HSOn a suffisamment parlé des propriétés de l’ambre plus
haut.
[8] [•] VB 17, 43, 5F.27La tradition textuelle d’Avicenne est ici très
perturbée, si on en juge d’après le témoignage des premières
éditions. Nous citons le passage d’après l’édition de 1555 en
indiquant les variantes des éditions de 1483 et 1486 : Melior est aselcheti [grissia
fortis aselcheti 1483 1486], deinde
alazarach [varia 1483 1486], post eam citrinam, et deterior est nigra ;
adulteratur cum gypso et cera et laudano et ex ambra bona eius
species ; nigra [adulteratur — nigra
om. 1483 1486] mala, quae multoties assumitur ex
ventre piscis, qui eam comedit et moritur. [•] Avic. canon 2, 2, 63Et adulteratur cum gypso et
cera et laudano28ladano VB2.. Nigra specie
mala est. compil.De virtute29de virtute — fuit non hab.
VB. ambrae etiam superius satis dictum
fuit.
~
1Comme balaena, cetus, du grec κῆτος, désigne de façon générique
un grand cétacé dans des récits et des descriptions qui
entrecroisent réalité et monstruosité fabuleuse. Pour le traduire,
nous avons donc choisi de reprendre le vieux terme français
« cète », qui possède la même valeur générique et a pu nommer aussi
bien des animaux réels qu’imaginaires. La synonymie de balaena et de cetus est
soulignée par Vincent de Beauvais : idem et
balaena dicitur. Huius generis est aspidochelone, de quo dictum est
supra (VB 17, 41, 4), « le même animal est aussi appelé balaena. L’aspidochelone,
dont on a parlé plus haut, appartient à la même espèce » ; par
Marcus d’Orvieto : inuenitur in mari piscis quidam
qui uocatur cetus siue balena (Liber de
moralitatibus, livre 4, ch. 1, § 1), « on trouve dans la mer un
poisson qu’on appelle cetus ou balena » ; ou encore, mais de façon plus
originale, par Albert le Grand, qui comprend balaena comme désignant la femelle et cetus le mâle : cetus est
piscis maior qui visus est, cuius femina balaena dicitur (AM
24, 23 (14)), « le cète est le plus grand poisson qu’on ait vu, et
sa femelle est appelée la baleine ». Ce sont donc les mêmes grands
mammifères marins qui ont pu inspirer les notices consacrées au cète
et à la baleine chez les auteurs latins (voir s.
v. Balaena).
2Sur le
souffle des baleines, voir Balaena, ch. 14,
5.
3Peut-être faut-il voir dans ce sable qui
recouvre le dos des cètes l’écho de réalités déformées : les
cicatrices des cachalots sont colonisées par des algues
siliceuses, les diatomées, ou par les poux de mer ; les baleines
grises, qui n’avaient pas encore disparu de l’océan Atlantique,
sont reconnaissables grâce aux plaques d’anatifes qui infestent la
peau du baleineau dès sa naissance ; les protubérances de la
baleine à bosse peuvent être elles aussi recouvertes de balanes ;
la baleine franche de Biscaye arbore d’importantes callosités
(dont le « bonnet ») qui abritent des colonies de
crustacés.
4Voir le même topos
fabuleux dans le chapitre 5 consacré à l’aspidochelon.
5Cette série
d’assertions fabuleuses a pu être alimentée par des observations
réelles. Le plus grand des mammifères marins, le rorqual bleu, a
un mode de vie solitaire : les rencontres des membres de l’espèce
ne semblent pas donner lieu à des échanges sociaux, et les
accouplements paraissent le fait du hasard. Par ailleurs, si les
cachalots femelles forment des groupes d’une vingtaine
d’individus, les mâles, surtout lorsqu’ils vieillissent, semblent
vivre de plus en plus seuls. Les grands cétacés disparaissent lors
de leurs migrations, mais aussi lors de leurs plongées, qui
peuvent durer jusqu’à deux heures et atteindre, pour le cachalot,
plusieurs centaines de mètres de profondeur. Chez les cétacés
mâles, les testicules sont intra-abdominaux, et le pénis est logé
dans les plis cutanés, dont il ne saille que pendant l’érection.
Cette particularité anatomique était connue, comme en témoigne,
par exemple, Albert le Grand, qui en fait la description précise
et observe avec un sens critique très sûr : « d’aucuns prétendent
qu’après un seul coït, le cète ne peut s’accoupler avec la
baleine, devient impuissant et gagne alors les profondeurs de la
mer. […] Je doute que cela soit vrai, et les plus expérimentés ne
racontent rien de tel ; en revanche, quand ces cètes se battent
pour leurs femelles et leurs petits, il est vrai que l’animal
vaincu gagne le fond des eaux, où la peur le fait rester un
certain temps » (AM 24, 23 (16) ; trad. Moulinier 1992,
122).
6Les Basques
furent vraisemblablement, au haut Moyen Âge, les premiers à
s’attaquer en pleine mer aux baleines, que les pêcheurs se
contentaient auparavant de traquer sur le rivage. La raréfaction
progressive des baleines dans le golfe de Biscaye a entraîné le
déplacement des lieux de la chasse à la baleine vers le nord de
l’Europe (voir Moulinier 1992, 118). Le Liber
rerum, à l’origine de la citation qu’on peut lire dans l’Hortus sanitatis, présente, en dépit
d’enjolivements suspects, de nombreux points communs avec la
chasse au harpon que décrit, de façon très réaliste, Albert le
Grand (AM 24, 23 (18)). La baleine franche des Basques flotte
effectivement à la surface, une fois morte.
7Les cétacés avalent
leur proie entière. Ils possèdent, comme les ruminants, un estomac
composé de plusieurs chambres, que les aliments traversent en se
décomposant progressivement.
8Le passage évoque le réseau de franges que
constituent les fanons des mysticètes et dont la nature n’est pas
alors bien perçue. Albert le Grand témoigne d’une ignorance
comparable dans sa description d’une carcasse de baleine, où il
croit reconnaître les cils de l’animal dans ce qui est, de toute
évidence, ses fanons (AM 24, 23 (15)). Les fanons sont alignés sur
chaque côté de la mâchoire supérieure et sont composés de lames
cornées pourvues de soies ; ils forment une sorte de tamis qui
sert à piéger la nourriture. Les baleines, selon les espèces,
« écrèment » le plancton, en nageant en surface et filtrant en
continu l’eau, ou l’« engouffrent », en engloutissant un grand
volume d’eau et l’expulsant ensuite à travers leurs fanons. Les
baleines à fanons privilégient effectivement des proies
nombreuses, mais de petite taille : elles se nourrissent de
zooplancton, mais aussi de bancs de petits poissons, en
particulier par la technique de la chasse « au filet de bulles ».
En revanche, les cétacés à dents sont capables de maintenir avec
leurs dents de grosses proies et de les dilacérer en les
secouant.
9L’expression spermaceti,
littéralement « sperme de cète », ne désigne pas ici ce qu’on
appelle aujourd’hui spermaceti, c’est-à-dire le blanc de baleine
ou encore ambre blanc, qui est une substance graisseuse, blanche
et luisante, contenue dans la tête du cachalot. Dans le contexte
des encyclopédies médiévales, les termes ambra, comme spermaceti,
renvoient à l’ambre gris. Le terme ambra,
qu’on peut trouver aussi sous les formes ambar, ambrum, amabare, appartient au latin médiéval ; c’est
un emprunt à l’arabe anbar, d’où le latin
ambar et, par métathèse, ambra, qui désigne, comme son étymon arabe,
l’ambre gris. L’ambre gris est une concrétion intestinale
pathologique du cachalot, qui, sous l’action combinée de l’air et
du soleil, prend une couleur cendrée et dégage un parfum musqué.
On le récolte dans les carcasses des cachalots morts, ou on le
trouve flottant à la surface de la mer, ou encore rejeté sur le
rivage. Au fil du temps, le mot « ambre » s’est chargé de sens
variés, et il sert à désigner aujourd’hui trois substances très
différentes : outre l’ambre gris, et l’ambre blanc, on parle
communément de l’ambre jaune, la résine fossile de conifère. Dans
ce chapitre de l’Hortus sanitatis, il faut
toujours comprendre, sous l’appellation ambra, l’ambre gris. En effet, la littérature
savante des XIIe et XIIIe siècles établit une distinction très claire
entre l’ambre gris (la substance parfumée provenant des excréments
des cachalots) et l’ambre jaune (la résine fossile), qui ne sont
pas alors désignés sous les mêmes vocables et dont les notices
descriptives ou les modes d’emploi prouvent une perception bien
différenciée. L’Antiquité gréco-romaine ignorait l’ambre gris dont
la connaissance, l’usage et la dénomination n’ont été introduits
en Europe occidentale qu’au Moyen Âge par le biais des échanges
avec le monde arabe. En revanche, l’ambre jaune était bien connu
de la Grèce et de Rome, où il était apprécié comme un produit de
luxe et où ses propriétés électrostatiques avaient été déjà
repérées. Ses appellations latines electrum
(du grec ἤλεκτρον) et, plus couramment, succinus ou sucinus,
sont passées en latin médiéval, et la forme d’ancien français
« sucin » ou « succin » n’a disparu que tardivement de l’usage,
concurrencée par le mot « ambre ». Les Anciens se sont interrogés
sur l’origine de l’ambre jaune, mais l’hypothèse la plus
fréquemment admise approche de très près de la vérité en voyant
dans l’ambre jaune une exsudation de peuplier (les larmes
mythiques des Héliades), ou des gouttes de résine : ainsi Pline
(Plin. nat. 37, 42-43) qui voit dans le
succin la sève d’une espèce de pin, semblable à la gomme des
cerisiers ou à la résine des pins qui se serait solidifiée sous
l’effet du froid ou de l’eau de la mer. La pharmacopée arabe
connaît bien elle aussi l’ambre jaune et lui accorde la même
origine végétale que la science gréco-romaine. Elle traite de
l’ambre jaune et de l’ambre gris sous des appellations distinctes
sans équivoque possible : ambar, d’où le
latin ambra, pour l’ambre gris, et karabe, « qui attire les pailles », d’où le
calque latin carabe, ou haur rumi, « gomme de peuplier », pour l’ambre
jaune. Les témoignages d’Avicenne (Avic. canon 2, 2, 373 : karabe ; Avic. canon
2, 2, 63 : ambra) ou de Serapion (Liber aggregatus in medicinis simplicibus,
1525, ch. 276, Haur rumi idest karabe,
fol. 163 ; ch. 196, Hambra, fol. 150-151)
montrent que, si la nature végétale de l’ambre jaune est alors
établie sans véritable hésitation, en revanche, l’origine de
l’ambre gris reste inexpliquée et donne lieu à des hypothèses
diverses. Cette ignorance perdurera longtemps : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (s. v.) évoque encore, entre autres origines
possibles, les excréments d’oiseaux ou le miel d’abeille, et c’est
seulement en 1783 qu’un physicien allemand, Schwediawer, sera
capable de définir avec exactitude la nature de l’ambre gris
(voir, à propos de la lente élucidation du mystère de l’ambre
gris, Dannenfeldt 1982). Les informations complexes, d’une
tonalité parfois fabuleuse, que délivre l’Hortus
sanitatis, ici ou dans le traité De
herbis, Ambra, ch. 20, ne relèvent pas
d’une confusion entre deux substances différentes, l’ambre jaune
et l’ambre gris, mais elles sont le reflet fidèle des
interrogations qu’a suscitées l’ambre gris, dont la nature était
particulièrement difficile à discerner. En effet, les
encyclopédistes latins du XIIIe siècle isolent
très clairement, sous le vocable ambra, ce
qu’ils ont découvert dans les traités arabes concernant l’ambre
gris. Et, à propos de l’ambre jaune, ils ont su parfaitement
mettre en relation les connaissances qu’ils avaient reçues, par
exemple, de Pline, sous les vocables electrum et succinus, et
celles empruntées à leurs sources arabes, sous le vocable carabe. Ainsi, dans l’Hortus
sanitatis, De lapidibus (ch. 122) :
Siccinus sive succinus ; Thomas de
Cantimpré (TC 14, 64) : De succino ; Albert
le Grand (Mineralium libri quinque 2, 2,
17) : Suetinus. Mais ces mêmes notices
attestent l’existence dans la langue courante (vulgariter vocatur, vulgo
dicitur) d’un vocable lubra ou lambra, qui concurrence le mot succinus pour parler de l’ambre jaune. Nous ne
sommes pas en mesure de déterminer la valeur de ce témoignage.
Prouve-t-il que l’extension métonymique de ambra (> lambra ?)
pour désigner l’ambre jaune est déjà réalisée dans la langue
courante ? ou, au contraire, doit-il suggérer de rechercher, dans
l’homophonie de deux vocables aux étymons distincts, l’un, arabe
ambra, l’autre, vernaculaire ou bas latin
(vulgariter / vulgo)
lambra / lubra,
l’origine de l’appellation « ambre » pour nommer le succin ? Quoi
qu’il en soit, les encyclopédistes latins observent une
distinction entre les formes ambra et lambra / lubra.
10L’ambre
gris a ainsi pu être défini comme du sperme de baleine (sperma ceti), de l’écume de mer (spuma maris), une sorte de champignon de mer
(fungus), le fruit ou la gomme d’un arbre
croissant dans la mer (fructus arboris sub mari
crescentis), l’écoulement d’une source maritime (manatio fontis in mari), le foie d’un poisson
(iecur piscis), des excréments d’un animal
marin (stercus animalis maris)… (voir les
notices s. v. ambra / hambra d’Avicenne et de Serapion citées supra).
11Avicenne, comme
Serapion (cités supra), distingue plusieurs
variétés d’ambre gris et dénonce la mauvaise qualité de l’ambre
noir, trouvé dans les intestins d’animaux marins. Il s’agit de
l’ambre gris frais, qui n’a pas été transformé par une exposition
à l’air et au soleil, mais qui est encore mêlé de sang et de
matières fécales, et qui dégage une odeur nauséabonde (voir
Dannenfeldt 1982, 382). Sans arriver à la compréhension exacte de
la nature de l’ambre gris, les auteurs arabes ont bien observé
qu’on trouvait de l’ambre gris dans le ventre de cachalots morts
(Avicenne parle simplement de poisson, piscis ; Serapion évoque un gros animal marin,
nommé azrel). Ce constat les a conduits à
expliquer que l’ambre gris avalé par un animal marin
l’empoisonnait et provoquait sa mort, mais non qu’il s’agissait
d’une substance produite par l’organisme de l’animal.
~
1caput 17 1536.
2L’Hortus sanitatis reprend ici dans son
intégralité le chapitre 42 du Speculum
naturale, dont la matière est exclusivement tirée du Liber de natura rerum de Thomas de
Cantimpré (TC 6, 6). Les écarts constatés entre le texte
fourni par Vincent de Beauvais et celui édité par Boese
peuvent résulter d’un travail de Vincent de Beauvais sur sa
source, mais plus probablement de l’utilisation par Vincent de
Beauvais d’une version différente de celle retenue par Boese
(voir sur ce point Balaena, ch. 14,
6).
3Le
terme cetus est ici masculin, alors que
Virgile conservait encore une forme neutre directement calquée du
grec dans l’expression immania cete (Verg. Aen. 5, 822).
4Vincent de
Beauvais, lorsqu’il cite Thomas de Cantimpré, a très régulièrement
supprimé des extraits qu’il a retenus, les mentions d’auteurs qui
s’y trouvaient à l’origine. Comme l’a montré Roy 1990, 248-250,
sans doute a-t-il été sensible au fait que Thomas de Cantimpré
récrivait ses sources et faisait ainsi œuvre personnelle ;
peut-être a-t-il eu aussi le souci de ne pas dévaloriser à la fois
son informateur et son propre travail, qui serait apparu comme une
compilation de seconde main. Quoi qu’il en soit, le fragment TC 6,
6, 1-12, est précédé chez Thomas de Cantimpré de la formule ut Isidorus dicit, et nous n’en avons pas
retrouvé la trace dans l’œuvre authentique d’Isidore de Séville.
Les Étymologies, en particulier, ne
contiennent qu’une brève explication du mot cetus (Isid. orig.
12, 6, 7).
5et… mergunt : ut… mergant VBd.
6anchoris jactis : anchora jactis 1491 Prüss1 anchora jacta
1536.
7Thomas de Cantimpré indique comme source de ce
renseignement Isidorus, sans que nous ayons
pu repérer une quelconque similitude avec l’œuvre d’Isidore de
Séville.
8at 1536.
9accensas 1536 per
errorem.
10atque 1536.
11vulneri 1536.
12intrudit 1536.
13Thomas de Cantimpré emprunte ici sa matière à
un Liber rerum dont il signale dans son
prologue la qualité, mais aussi l’extrême concision : Librum vero rerum libellum admodum parvum inveni,
qui etiam de naturis rerum plurima
comprehendit.
14Le fragment introduit par le marqueur Actor dans le Speculum
naturale constitue donc un commentaire personnel de
Vincent de Beauvais inséré dans un montage de citations.
Vincent de Beauvais fait ici référence au chapitre 17, 33, où
il traite de l’aspidochelon ; l’auteur
de l’Hortus sanitatis n’a pas eu besoin
de changer un seul mot de son modèle pour renvoyer au
chapitre 5, Aspidochelon. Cependant,
l’Hortus sanitatis, à partir de la
première édition de Prüss, en donnant le texte idem de balaena dicitur, « on dit la même
chose de la baleine », déforme le propos initial de Vincent de
Beauvais idem et balaena dicitur, « il
[sc. le cète] est aussi appelé
baleine ».
15de
Prüss1 et de 1536.
16isidorus non hab.
VB.
17La référence à Isidore de Séville est
erronée et semble bien un ajout fautif introduit par l’auteur
de l’Hortus sanitatis. En effet, dans
le Speculum naturale, ce fragment, qui
ouvre le chapitre consacré par Vincent de Beauvais à la
nourriture et au sperme du cète, n’est introduit par aucune
référence bibliographique, sinon la mention très vague,
figurant en incise : ut legitur, « à ce
qu’on lit ». On peut donc supposer que Vincent de Beauvais a
ici fait part d’une observation personnelle, mais en oubliant
de la signaler comme telle par le marqueur Actor. Il pourrait aussi s’agir de la fin
de la citation du Liber de natura rerum
qui occupe le chapitre précédent dans le Speculum naturale, bien qu’on ne retrouve
pas la trace du fragment dans l’édition de Boese : comme nous
l’avons déjà indiqué, Vincent de Beauvais a pu disposer d’une
version de l’œuvre de Thomas de Cantimpré différente de celle
éditée par Boese.
18ex libro de naturis (natura VBd) rerum VB2.
19Le renvoi Item propre à l’Hortus
sanitatis continue de mettre le passage sous le patronage
fautif d’Isidore de Séville. En revanche, dans le Speculum naturale, la référence est bien
introduite par le marqueur approprié, Ex
libro de natura rerum.
20post habet hab. enim VB.
21aquae 1491 1536 VB.
22post ceti hab. id est
balenae VB.
23ut — capitulo XX om. 1536
non hab. VB.
24L’auteur de l’Hortus
sanitatis accorde au chapitre 20 du traité De herbis un long développement à l’ambre gris,
qu’il se contente ici de rappeler en lui apportant de brefs
compléments. Les informations contenues dans ce chapitre sont
tirées des Pandectes de Mattheus Silvaticus
(De ambra, ch. 36), qui lui-même emprunte
très largement sa matière à Serapion (Liber
aggregatus in medicinis simplicibus, 1525, ch. 196, Hambra, fol. 150-151) avec, en particulier, la
liste presque exhaustive de toutes les hypothèses avancées sur la
nature et l’origine de l’ambre gris.
25fontis correximus ex Avic. : fortis 1491
Prüss1 1536 VB.
26fortis
delevimus.
27La tradition textuelle d’Avicenne est ici très
perturbée, si on en juge d’après le témoignage des premières
éditions. Nous citons le passage d’après l’édition de 1555 en
indiquant les variantes des éditions de 1483 et 1486 : Melior est aselcheti [grissia
fortis aselcheti 1483 1486], deinde
alazarach [varia 1483 1486], post eam citrinam, et deterior est nigra ;
adulteratur cum gypso et cera et laudano et ex ambra bona eius
species ; nigra [adulteratur — nigra
om. 1483 1486] mala, quae multoties assumitur ex
ventre piscis, qui eam comedit et moritur.
28ladano VB2.
29de virtute — fuit non hab.
VB.