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Pensées 1266 à 1270

M :Montesquieu 1726/1727-1755.
D :Bottereau-Duval 1718-1731.
E :1734-1739.
U :1739.
H :1741-1742.
J :1742.
K :1742-1743.
F :1743.
I :1743.
L :1743-1744.
O :1745-1747.
P :Damours 1748-1750.
Q :1750-1751.
R :Saint-Marc 1751-1754.
S :1754-1755.
V :1754.
JB :Jean-Baptiste Secondat ?-1795.
T :écriture des manchettes 1828-1835

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M : Montesquieu.
D : Bottereau-Duval_1721-1731.
H : 1741-1742.
P : Damours_1748-1750.
E : 1734-1739.
L : 1742-1744.
O : 1745-1747.
T : écriture des manchettes
JB : Jean-Baptiste_Secondat.
J : 1742.
K : 1742-1743.
F : 1743.
E2 :
I : 1743.
R : Saint-Marc_1751-1754.

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Pensées, volume II

1266

Continuation
de
quelques pensées qui n’ont pu entrer dans le Traité des devoirs[1].

Idée de Dieu [un mot biffé non déchiffré]

Faisons un effort pour arracher de notre cœur l’idée de Dieu, secoüons une bonne fois ce joug que l’erreur et le prejugé ont mis sur la nature humaine, affermissons nous bien dans la pensée que nous ne sommes plus dans cette dependance, voyons quels seront nos succés ; des ce moment nous perdrons toutes lesressources de l’adversité, celles de nos maladies de nôtre vieillesse et ce qui est encore plus celles de nôtre mort. {f.117r} Nous allons mourir et il n’y a point de Dieu ! Peut être que nous entrerons dans le neant, mais quelle idée effroyable ! Que si notre ame survit isolée sans apui sans secours dans la nature quel triste êtat que le sien ! Par la perte de son corps elle vient d’être privée de tous les plaisirs des sens qui lui rendoient cette vie delicieuse, et il ne peut lui rester que ce qui est encore plus à elle, ce desir irritant d’être heureux, et cette impuissance de le devenir, cette vue douloureuse d’elle même qui ne lui montre que sa petitesse, ce vuide, ce degoût, cet ennui qu’elle trouve en elle, cette impossibilité de se satisfaire dans elle et par la seule force de son être, accablante immortalité ! S’il n’est pas bien sur qu’il n’y ait point de Dieu, si nôtre philosophie a pu nous {f.117v} laisser la dessus quelque doute, il faut esperer qu’il y en a un

Dieu

.
Nous sommes une grande preuve que ce Dieu que nous esperons est un etre bienfaisant, car il nous a donné la vie, c’est à dire, une chose qu’il n’y a personne de nous qui voulut perdre, il nous a donné l’existence et ce qui est bien plus le sentiment de notre existance.
Si Dieu est un etre bienfaisant nous devons l’aimer, et comme il ne s’est pas rendu visible, l’aimer c’est le servir avec cette satisfaction interieure que l’on sent lorsque l’on donne a quelqu’un des marques de sa reconnoissance
Cet être seroit bien imparfait s’il n’avoit crée ou, {f.118r} si

Dieu

l’on veut, seulement mû ou arrangé l’univers dans quelque vüe, et si agissant sans dessein ou degouté de son ouvrage il nous abandonnoit abandonnoit au sortir de ses mains.
Cette providence qui veille sur nous est extrêmement puissante, car comme il a fallu une force infinie pour mettre l’univers dans l’êtat ou il est, on ne peut pas concevoir comment Dieu ayant exercé une fois une pareille puissance, l’auroit perdue depuis, ou comment l’ayant encore sur l’univers, il ne l’auroit pas sur nous.
Dieu a pu surtout nous rendre heureux ; car comme il y a eu des momens où nous avons eprouvé que nous avons êté heureux dans cette vie, on ne peut guêre concevoir que Dieu ait pu nous rendre heureux une fois, et qu’il ne l’aye pas pu toujours.
{f.118v} S’il l’a pu il l’a voulu car notre bonheur ne coute

Dieu

rien au sien ; s’il ne l’a pas voulu il seroit plus imparfait en cela que les hommes mêmes.
Cependant un grand genie m’a promis que je mourrois comme un insecte

Contre les materialistes

, il cherche a me flatter de l’idée que je ne suis qu’une modification de la matiere, il employe un ordre geometrique et des raisonnemens qu’on dit être trés forts et que j’ai trouvé trés obscurs pour elever mon ame a la dignité de mon corps et au lieu de cet espace immense que mon esprit embrasse il me donne à ma propre matiere et à un espace de quatre ou cinq pieds dans l’univers[2].
Selon lui je ne suis point un etre distingué d’un autre etre, il m’enleve tout ce que je me croyois de plus personel, je ne sais plus ou retrouver ce moy auquel je m’interessois {f.119r} tant, je suis plus perdu dans l’étendüe qu’une particule d’eau n’est perdüe dans la mer. Pourquoi la gloire ? Pourquoi la honte ? Pourquoi cette modification qui n’est point une : veut elle, pour ainsi dire, faire un corps à part dans l’univers ? Elle n’est celle cy ni celle là, elle n’est rien de distingué de l’être ; et dans l’universalité de la substance ont êté, ont passé sans distinction le lion et l’insecte, Charlemagne et Chilperic.
Ce même philosophe veut bien en ma faveur detruire en moi la liberté ; toutes les actions de ma vie ne sont que comme l’action de l’eau régale qui dissout l’or, comme celle de l’aiman qui tantôt attire tantôt repousse le fer, ou celle de la chaleur qui amollit ou durcit la boüe, il m’ote le motif de toutes mes actions, et me soulage de toute la morale {f.119v} il m’honore jusqu’au point de vouloir que je suis sois

Dieu

un trés grand scelerat sans crime et sans que personne ait droit de le trouver mauvais : j’ai bien des graces à rendre à ce philosophe. Beaucoup d’autres Un autre beaucoup moins outrés et par consequent

Contre Hobbes

beaucoup plus dangereux que le premier (c’est Hobbes[3]) m’avertit de me defier generalement de tous les hommes et non seulement de tous les hommes, mais aussi de tous les êtres qui sont superieurs au mien, car il me dit que la justice n’est rien en elle même, qu’elle n’est autre chose que ce que les loix des empires ordonnent ou deffendent, j’en suis fâché, car êtant obligé de vivre avec les hommes j’aurois êté trés aise qu’il y eut eû dans leur cœur un principe intérieur qui me rassurât contre eux, et n’êtant pas sur qu’il n’y ait dans la nature d’autres {f.120r} êtres plus puissans que moi, j’aurois bien voulu qu’ils eussent eû une regle de justice qui les empechât de me nuire[4].
Hobbes dit que le droit naturel n’etant que la liberté que nous avons de faire tout ce qui sert à nôtre conservation

Hobbes

, l’êtat naturel de l’homme est la guerre de tous contre tous : mais outre qu’il est faux que la déffense entraine necessairement la necessité d’attaquer il ne faut pas, comme il fait, suposer les hommes comme tombés du ciel, ou sortis tout armés de la terre à peu prés comme les soldats de Cadmus pour s’entredetruire ; ce n’est point là l’êtat des hommes.
Le 1er et le seul ne craint personne : cet homme seul qui trouveroit une femme seule aussi ne lui feroit point la guerre, tous les autres naitroient dans une famille et bientôt dans une societé : il n’y a point là de guerre ; au contraire l’amour, {f.120v} l’education, le respect, la reconnoissance, tout respire la paix.
Il n’est pas même vrai que deux hommes tombés des nües dans un pays desert cherchassent par la peur à s’attaquer et à se subjuguer ; cent circonstances

Mis en grande partie dans l’Esprit des loix.

jointes au naturel particulier de chaque homme les pourroient faire agir differemment, l’air, le geste, le maintien, la maniere particuliere de penser feroient des differences. Premierement la crainte les porteroit non pas a attaquer mais à fuir, les marques de crainte respective les feroient bientôt aprocher, l’ennuy d’être seul et [lettres biffées non déchiffrées] le plaisir que tout animal sent a l’aproche d’un animal de même espece les porteroient à s’unir, et plus ils seroient miserables plus ils y seroient determinés : jusques là on ne voit point d’antioccupation[5] {f.121r} il en seroit comme des autres animaux, qui ne font la guerre à ceux de leur espece que dans des cas particuliers quoiqu’ils se trouvent tous les jours dans les forets à peu prés comme les hommes de Hobbes. Les 1ers sentimens seroient pour les vrais besoins que l’on auroit et non pas pour les commodités de la domination[6]

Prieres naturelles

. Ce n’est que lorsque la societé est formée que les particuliers, dans l’abondance et la paix, ayant à tous les instans occasion de sentir la superiorité de leur esprit ou de leurs talens cherchent a tourner en leur faveur les principaux avantages de cette societé Hobbes veut faire faire aux hommes ce que les lions ne font pas eux mêmes

Hobbes

.
Ce n’est que par l’etablissement des societés

Sociétés

qu’ils abusent les uns des autres et deviennent les plus forts. {f.121v} Avant cela ils sont tous egaux[7].
S’ils etablissent les societés c’est par un principe de justice ils l’avoient donc.

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Main principale E

1267

En considerant les hommes avant l’etablissement des societés on trouve qu’ils êtoient soumis à une puissance que la nature avoit établie

Cela est bon pour les Loix

car l’enfance êtant l’êtat de la plus grande foiblesse qui se puisse concevoir il a falu que les enfans fussent dans la dependance de leurs peres  qui leur avoient donné la vie et qui lui leur donnoient encore les moyens de la conserver[1]

Puissance paternelle

.

- - - - -

Ce quie suit l’on dit n’est pas juste sur le pouvoir sans bornes des peres il ne l’est pas et il n’y en a pas de tel les peres ont la conservation pour objet come les autres puissances et encore plus que les autres puissances
La loi naturelle qui soumet cet age a tous les besoins imaginables ayant etabli cette dependance les enfans n’en pouvoient jamais sortir car une telle autorité ayant precedé toutes les conventions n’avoit point de bornes dans son origine et si l’age avoit insensiblement diminué le pouvoir des peres cela n’auroit pu se faire que par une progression de desobeissance : or le pere qui {f.122r} commandoit et le fils qui obeissoit ne pouvoient jamais convenir du tems ou l’obeissance aveugle devoit cesser ni de la façon dont elle devoit diminuer.
ElleL’autorite paternelle   se borne toute seule parce qu’à mesure que les enfans sortent de la jeunesse les pères entrent dans la vieillesse et que la force des enfans augmente a mesure que le père s’affoiblit.
Les enfans n’ont donc jamais pu borner cette puissance, ce n’est que la raison des peres qui l’a fait lorsque dans l’etablissement des societés ils l’ont modifiée par les loix civiles et les modifications ont êté quelquefois si loin qu’elles sont presque entierement abolies comme si on avoit voulu encourager l’ingratitude des enfans enfants je me trompe la nature elle meme a borné la puissance paternelle en augmentant d’un coté la raison des enfans et de l’autre la foiblesse des peres, en diminuant d’un coté les besoins des enfans et augmentant de l’autre les besoins des peres :
Les familles se sont divisées les peres êtant morts ont laissé les collateraux independants, il a fallu s’unir par des conventions et faire par le moyen des loix civiles ce que le droit naturel avoit fait d’abord.
Le

Forme des gouvernemens

hazard et le tour d’esprit de ceux qui ont convenu ont etabli autant de differentes formes de gouvernemens qu’il y a eû de peuples toutes bonnes puisqu’elles êtoient la volonté des parties contractantes.
Ce qui êtoit arbitraire est devenu necessité il n’a plus êté {f.122v} permis qu’à la violence tyrannie et a la violence de changer

Changer de gouvernement

une forme de gouvernement même pour une meilleure : car comme tous les associés ne pouvoient point changer de maniere de penser en même tems, il y auroit eu un tems entre l’etablissement des nouvelles loix et l’abolition des anciennes fatal a la cause commune.
Il a fallu que tous les changemens arrivés dans les loix etablies fussent un effet de ces loix établies celui qui a aboli une d’anciennes loix ne l’a pu faire que par la force des loix et le peuple même n’a pu reprendre son autorité que lorsque cela lui a êté permis par la loi civile ou naturelle.
Ce qui n’êtoit que convention est devenu aussi fort que la loi naturelle : il a fallu aimer sa patrie comme on aimoit sa famille il a fallu cherir les loix comme on cherissoit la volonté de ses peres.
Mais comme l’amour de sa famille n’entrainoit pas la haine des autres, aussi l’amour de sa patrie ne devoit point inspirer la haine des autres societés.

- - - - -

Main principale E

1268

{f.123r} Les

Devoirs de l’hom̃e

Espagnols oublierent les devoirs de l’homme a chaque pas qu’ils firent dans leurs conquêtes des Indes, et le pape qui leur mit le fer a la main qui leur donna le sang de tant de nations les oublia encore davantage.
Je passerois volontiers l’eponge sur toute cette conquête je ne saurois soutenir la lecture de ces histoires teintes de sang[1]. Le récit des plus grandes merveilles y laisse toujours dans l’esprit quelque chose de noir et de triste.
J’aime bien a voir aux Thermopiles a Platée a Marathon quelques Grecs détruire les armées innombrables des Perses, ce sont des heros qui s’immolent pour leur patrie la deffendent contre des usurpateurs : icy ce sont des brigands qui conduits par l’avarice dont ils brulent exterminent pour la satisfaire un nombre prodigieux de nations pacifiques. Les victoires des Espagnols n’elevent point l’homme, et les defaites des Indiens l’abbaissent à faire pitié[2].
{f.123v} Les Espagnols conquirent les deux empires du Mexique et du Perou par la même perfidie ils se font conduire devant les rois comme ambassadeurs et les font prisonniers.
On est indigné de voir Cortés parler sans cesse de son equité

Cortés

et de la moderation a des peuples contre lesquels il exerce mille barbaries.
Par une extravagance jusqu’alors inoüie il prend pour sujet de son ambassade de venir abolir la religion dominante. En disant sans cesse qu’il cherche la paix que pretend t’il qu’une conquête sans resistance ?
Le sort de Motesuma[3] est deplorable les Espagnols ne le conservent que pour leur servir à les rendre maitres de son empire.
Ils brulent son successeur Guatimosin pour l’obliger a decouvrir ses tresors[4]
Mais que dirons nous de l’Inca Athualpa[5] il vient avec une {f.124r} nombreuse suite au devant des Espagnols un dominicain[6] lui fait une harangue qu’il trouve impertinente parce que l’interprete ne peut pas bien la lui expliquer, et qu’il auroit trouve encore plus impertinente s’il la lui avoit bien expliquée. Ce moine irrité court anime les Espagnols qui prennent Athualpa avec un carnage horrible des siens qui ne se deffendirent jamais : cependant ce moine crioit de toute sa force de percer ces infideles au lieu de fraper du revers de leurs epées[7] :
Le malheureux prince convient de sa rançon qui êtoit autant d’or qu’il en pourroit tenir dans une grande sale à une hauteur qu’il marqua[8]. Malgré cet accord on le condamna à la mort.
Ce jugement rendu avec reflexion pour donner des formes à l’injustice me paroit plus un noir qu’un assassinat.
Mais les chefs d’accusation sont singuliers on lui dit qu’il est idolâtre, qu’il a fait des guerres injustes, qu’il {f.124v} entretient plusieurs concubines, qu’il a détourné ses tributs de l’empire depuis sa prison. On le menace de le faire bruler s’il ne se fait pas baptiser ; et pour le prix de son baptême on l’etrangle[9].
Mais ce qui révolte dans ces histoires c’est le contraste continuel de devotions et de cruautés, de crimes et de miracles on veut que le ciel conduise par une faveur particuliere ces scelerats qui ne prêchoient l’evangile qu’après l’avoir deshonoré.
Mais s’il est vrai que l’amour de la patrie

Amour de la patrie

ait êté de tout tems la source des plus grands crimes parce que l’on a sacrifié à cette vertu particuliere des vertus plus generales il n’est pas moins vrai que lorsqu’elle est une fois bien rectifiée elle est capable d’honorer toute une nation.
C’est cette vertu qui lorsqu’elle est moins outrée donne aux histoires grecques et romaines cette noblesse que les {f.125r} notres n’ont pas elle y est le ressort continuel de toutes les actions et on sent du plaisir a la trouver partout cette vertu chere a tous ceux qui ont un cœur.
Quand je pense a la petitesse de nos motifs a la bassesse de nos moyens à l’avarice avec laquelle nous recherchons de viles recompenses, à cette ambition si differente de l’amour de la gloire on est étonné de la difference des spectacles et il semble que depuis que ces deux grands peuples ne sont plus, les hommes se sont racourcis d’une coudée.

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Main principale E

1269

L’esprit du citoyen

Esprit du citoyen quel il est

n’est pas de voir sa patrie devorer toutes les patries. Ce desir de voir sa ville engloutir toutes les richesses des nations, de nourrir sans cesse ses yeux des triomphes des capitaines et des haines des rois, tout cela ne fait point l’esprit du citoyen. L’esprit du citoyen est le desir de voir l’ordre dans l’etat, de sentir de la joye dans la {f.125v} tranquilité publique ; dans l’exacte administration de la justice, dans la sureté des magistrats, dans la prosperité de ceux qui gouvernent, dans le respect rendu aux loix, dans la stabilité de la monarchie ou de la republique.
L’esprit du citoyen est d’aimer les loix lors même qu’elles ont des cas qui nous sont nuisibles ; et de considerer plutôt le bien general qu’elles nous font toujours, que le mal particulier qu’elles nous font quelquefois.
L’esprit du citoyen est d’exercer avec zele avec plaisir avec satisfaction cette espece de magistrature qui dans le corps politique est confiée à chacun ; car il n’y a personne qui ne participe au gouvernement soit dans son employ soit dans sa famille, soit dans l’administration de ses biens.
Un bon citoyen ne songe jamais a faire sa fortune {f.126r} particuliere que par les mêmes voyes qui font la fortune publique ; il regarde celui qui agit autrement comme un lache fripon qui ayant une fausse clef d’un tresor commun en escamote une partie, et renonce a partager legitimement ce qu’il aime mieux derober tout entier.

Main principale E

1270

Je traitois ensuite des devoirs fondés sur la bienseance et qui servent a rendre la societé plus agreable[1].
O
On

Ce que des concitoyens doivent exiger

peut juger de ce que nos concytoiens doivent exiger de nous par ce que nous exigeons nous mêmes de ceux avec qui nous voulons vivre dans une liaison un peu etroite et que nous tirons pour cet effet du sein de la societé generale. Nous ne voulons pas seulement qu’ils soient justes ennemis de la fraude {f.126v} et de l’artifice au moins à notre egard ; car par malheur nous nous soucions beaucoup moins qu’ils soient tels à l’egard des autres, mais nous voulons encore qu’il soient empressés serviables, tendres, affectionnés, sensibles, et nous regarderions comme un malhonnete homme un ami qui se contenteroit d’observer à notre egard les regles d’une justice exacte. Il y a donc de certains devoirs differens de ceux qui viennent directement de la justice ; et ces devoirs sont fondés sur la bienseance

Bienséance

et ne derivent de la justice qu’en ce sens qu’il est juste en general que les hommes ayent des egards les uns pour les autres, non seulement dans les choses qui peuvent leur rendre la societé plus utile, mais aussi dans celles qui peuvent la leur rendre plus agreable :
Il faut pour cela chercher à prévenir par nos egards tous les hommes, tous les hommes avec lesquels nous {f.127r} vivons : car ordinairement comme nous n’avons pas plus de droit d’exiger de la complaisance des autres qu’eux de nous, si chacun s’attendoit mutuellement aucune des deux parties n’auroit d’egards pour l’autre ce qui rendroit la societé dure et feroit un peuple barbare.
De là nait dans une societé cette douceur et cette facilité de mœurs

Douceur et facilité de mœurs

qui la rend heureuse et fait que tout le monde y vit content et de soi et des autres.
Et la grande regle est de chercher à plaire[2] autant qu’on le peut faire sans interesser sa probité : car il est de l’utilité publique que les hommes ayent du credit et de l’ascendant sur l’esprit les uns des autres ; chose a laquelle on ne parviendra jamais par une humeur austere et farouche ; et telle est la disposition des choses et des esprits dans une nation polie qu’un homme quelque vertueux qu’il fut, s’il n’avoit dans l’esprit {f.127v} que de la rudesse seroit presque incapable de tout bien et ne pourroit qu’en trés peu d’occasions mettre sa vertu en pratique.

Main principale E


1266

n1.

Voir nº 220. Cet article est un jalon de la réflexion poursuivie, à partir de la critique de Hobbes, depuis le Traité des devoirs jusqu’aux premiers chapitres de L’Esprit des lois. L’ensemble, désigné ici, des morceaux rejetés du Traité des devoirs, se termine avec le nº 1280.

1266

n2.

Montesquieu vise Spinoza, qu’il assimile, selon un lieu commun de l’époque, au matérialisme ; voir Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, PUF, 1954, t. II, p. 446-466 ; Céline Spector, « Montesquieu et la métaphysique dans les Pensées », RM, nº 7, 2004, p. 120.

1266

n3.

Voir nº 224 ; Jean Terrel, Dictionnaire électronique Montesquieu, art. « Hobbes, Thomas » [en ligne à l’adresse suivante : http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/index.php?id=428].

1266

n4.

Usbek pensait que « la Justice est éternelle, & ne dépend point des conventions humaines » (LP, 81 [83]), p. 361, l. 24-25). Cette réfutation des « Principes d’Hobés sur la Morale », prévue pour le Traité des devoirs (OC, t. 8, p. 438), est reprise dans le premier chapitre de L’Esprit des lois (Derathé, t. I, p. 8).

1266

n5.

Sur ce terme, voir De l’esprit des loix (manuscrits), I, OC, t. 3, p. 9, note (b) et ibid., II, OC, t. 4, p. 897-898.

1266

n6.

Cf. EL, I, 2. Tout le développement qui précède oppose à Hobbes la sociabilité naturelle : voir Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle [1963], Paris, A. Michel, 1994, p. 475-478.

1266

n7.

Cf. EL, I, 3 ; VIII, 3.

1267

n1.

Cf. EL, XXIII, 2. Si Montesquieu reprend, dans L’Esprit des lois, l’idée du sentiment de faiblesse de l’homme dans l’état de nature ( I, 2) comme preuve, contre Hobbes, de la sociabilité naturelle (voir ci-dessus, nº 1266), il ne déduit pas de l’autorité paternelle un fondement naturel de la monarchie (EL, I, 3) ; l’assimilation du pouvoir du roi au pouvoir du père comme justification de la monarchie absolue de droit divin avait été théorisée par Robert Filmer dans son Patriarcha paru en 1680, thèse reprise par Bossuet (Politique tirée des propres parole de l’Écriture sainte [1709]) et réfutée en particulier par Locke dans son premier Traité du gouvernement civil (1690).

1268

n1.

Cf. nº 207.

1268

n2.

Sur la conquête du Nouveau Monde, Montesquieu avait lu Antonio de Solis y Ribadeneyra et Garcilaso de la Vega : voir nº 1265. Le ton de ce passage évoque la dénonciation de Bartolomé de Las Casas, qui est mentionné au nº 207 ; les détails concernant Atahualpa (« Attabalipa ») étaient connus par la relation de Lopez de Gomara, diffusée en France grâce à la traduction de Martin Fumée sous le titre d’Histoire générale des Indes occidentales (Paris, M. Sonnius, 1568, pour la première partie, et 1584, pour la seconde), qui avait inspiré, entre autres, le célèbre chapitre « Des coches » des Essais de Montaigne (III, 6).

1268

n3.

Voir nº 1266.

1268

n4.

Le supplice de Guatimozin (graphies variables selon les chroniques), ou Cuauhtémoc (1497-1525), dernier empereur aztèque, est évoqué par Antonio de Solis y Ribadeneyra dans sa préface (Histoire de la conquête du Mexique par Fernand Cortez [1re éd. fr. 1691], [S. de Broë, seigneur de Citry et de la Guette (trad.)], Paris, Compagnie des libraires, 1714, t. I, préface (non paginée) – Catalogue, nº 3175).

1268

n5.

Voir nº 1266.

1268

n6.

Il s’agit du frère Vicente de Valverde (Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales, 5e éd., M. Fumée (trad.), Paris, M. Sonnius, 1605, p. 311-312).

1268

n7.

Le frère Vicente de Valverde conseille de frapper de la pointe de l’épée et non du tranchant (Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales, 5e éd., M. Fumée (trad.), Paris, M. Sonnius, 1605, p. 314).

1268

n8.

Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales, 5e éd., M. Fumée (trad.), Paris, M. Sonnius, 1605, p. 319.

1268

n9.

Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales, 5e éd., M. Fumée (trad.), Paris, M. Sonnius, 1605, p. 320-321.

1270

n1.

Ce sous-ensemble des morceaux rejetés du Traité des devoirs, qui comporte les nº 1270 à 1280, aborde des thèmes caractéristiques des ouvrages de morale et de savoir-vivre de la période, qui intéressaient les Modernes reçus chez Mme de Lambert et leurs disciples, comme l’abbé Trublet (voir ci-après).

1270

n2.

Depuis la fin du siècle précédent, la théorisation de cet art de plaire était en vogue, avec les écrits du chevalier de Méré (Discours de l’esprit, de la conversation, des agréments […], Amsterdam, P. Mortier, 1687), L’Art de plaire dans la conversation de Pierre d’Ortigue de Vaumorière (Paris, J. Guignard, 1688), l’ouvrage de François de Caillères, De la science du monde et des connaissances utiles à la conduite de la vie (Paris, É. Ganeau, 1717), les Essais sur divers sujets de littérature et de morale de l’abbé Trublet (Paris, Briasson, 1735).