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Pensées 1265 à 1269

M :Montesquieu 1726/1727-1755.
D :Bottereau-Duval 1718-1731.
E :1734-1739.
U :1739.
H :1741-1742.
J :1742.
K :1742-1743.
F :1743.
I :1743.
L :1743-1744.
O :1745-1747.
P :Damours 1748-1750.
Q :1750-1751.
R :Saint-Marc 1751-1754.
S :1754-1755.
V :1754.
JB :Jean-Baptiste Secondat ?-1795.
T :écriture des manchettes 1828-1835

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M : Montesquieu.
D : Bottereau-Duval_1721-1731.
H : 1741-1742.
P : Damours_1748-1750.
E : 1734-1739.
L : 1742-1744.
O : 1745-1747.
T : écriture des manchettes
JB : Jean-Baptiste_Secondat.
J : 1742.
K : 1742-1743.
F : 1743.
E2 :
I : 1743.
R : Saint-Marc_1751-1754.

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Pensées, volume II

1265

{f.113r} [Passage à la main E] Exemples particuliers des conquêtes des Espagnols dans les Indes[1].

Si l’on veut savoir a quoi sert la philosophie

Philosophie

on n’a qu’à lire l’histoire de la conquete de deux grands empires celui du Mexique et celui du Perou. Si un Descartes êtoit venu au Mexique cent ans avant Cortés, comptés qu’il eut apris aux Mexicains que les hommes, composés comme ils sont, ne peuvent pas être immortels ; qu’il leur eût fait comprendre que tous les effets de la nature sont une suitte des loix et des communications des mouvemens ; qu’il leur eut fait reconnoitre dans les effets de la nature et le choqc des corps plutôt que la puissance invisible des esprits[2]. Cortes avec une {f.113v} poignée de gens n’auroit jamais detruit le vaste empire du Mexique et Piczardre celui du Perou[3].
Quand les Romains la 1ere fois virent des elephans[4] qui combattoient contre eux ils furent étonnés mais ils ne perdirent pas l’esprit comme les Mexicains à la vüe des chevaux

Elephans

.
Les elephans ne parurent aux yeux des Romains que des bêtes plus grandes que celles qu’ils avoient vües : ces bêtes ne firent sur leurs esprits que l’impression qu’ils devoient naturellement faire ; ils sentirent qu’ils avoient besoin d’un plus grand courage parce que leur ennemi avoit de plus grandes forces. Attaqués d’une maniere nouvelle ils chercherent de nouveaux moyens de se deffendre.
L’invention de la poudre en Europe donna un si {f.114r} mediocre avantage

Poudre

a la nation qui s’en servit la 1ere qu’il n’est pas encore decidé laquelle eut ce premier avantage[5].
La decouverte des lunettes

Lunettes

d’approche ne servit qu’une seule fois aux Holandois[6].
Nous ne trouvons dans tous les effets qu’un pur méchanisme ; et par là il n’y a point d’artifices que nous ne soyons en êtat d’eluder par un autre artifice

Art eludé par l’art.

.
Ces effets que l’ignorance de la philosophie fait attribuer aux puissances invisibles ne sont pas pernicieux en ce qu’ils donnent la peur mais en ce qu’ils jettent dans le desespoir de vaincre et ne permet point à ceux qui en sont frapés de faire usage de leurs forces, les leur faisant juger inutiles.
{f.114v} Ainsi il n’y a rien de si dangereux que de fraper trop l’esprit du peuple de miracles et de prodiges. Rien n’est plus capable d’engendrer des préjugés destructifs[7] que la superstition

Superstition

et s’il est quelquefois arrivé que de sages legislateurs s’en soient servis quelquefois avec avantage, le genre humain en general y a mille fois plus perdu que gagné.
Il est vrai que les premiers rois du Perou trouverent un grand avantage à se faire passer pour fils du soleil que par là ils se rendirent absolus sur leurs sujets[8] et respectables aux etrangers qui se rangerent a l’enviey sous leur obeissance : mais ces avantages que les monarques du Perou avoient tiré de la superstition, la superstition les leur fit perdre. La seule venüe des Espagnols {f.115r} decouragea les sujets d’Alhualpa[9], et lui même parce qu’elle lui parut être une marque de la colere du soleil et de l’abandon qu’il faisoit de la nation.
Les Espagnols se servirent utilement contre les empereurs du Mexique et du Perou de la veneration ou plutôt du culte interieur que leurs peuples leur rendoient ; puisque dés que par les plus indignes artifices[10] ils les eurent faits prisonniers toute la nation fut decouragée et ne songea presque plus à se deffendre croyant inutile de s’oposer aux dieux irrités.
Motesuma[11] qui auroit pu exterminer les Espagnols a leur arrivée s’il avoit eu du courage en employant la force, ou qui pouvoit même sans rien risquer les faire mourir de faim ne les attaqu[lettres biffées non déchiffrées] attaque que par des sacrifices et par des prieres qu’il va faire dans tous {f.115v} les temples il leur envoye toutes sortes de provisions et leur laisse tranquilement faire des ligues et subjuguer tous ses vassaux

Mexicains

.
Les Mexicains n’avoient point à la verité d’armes à feu, mais ils avoient des arcs et des fleches ce qui êtoit les plus fortes armes des Grecs et des Romains.
Ils n’avoient point de fer mais des pierres a fusil qui coupoient et perçoient comme du fer et qu’ils mettoient au bout de leurs armes, ils avoient même une chose bonne pour l’art militaire c’est qu’ils faisoient leurs rangs fort serrés et que dés que quelqu’un etoit tué il etoit soudain remplacé par un autre afin de cacher leur perte à l’ennemi[12].
{f.116r}

Superstition
Perou

Pour preuve de ce que j’avance c’est que les Espagnols qui allerent à la conquête du Perou penserent être exterminés par de petits peuples barbares ches qui ils descendirent et ne se sauverent que par une prompte retraite, aprés avoir êté bien maltraités[13], au lieu qu’ils ne trouverent aucune resistance dans le Perou et fort peu dans le Mexique, ou la superstition ôtoit à ces empires toute la force qu’ils auroient pu tirer de leur grandeur et de leur police. Les princes pour se faire reverer comme des dieux avoient rendus leurs peuples stupides comme des bêtes, et perirent par cette même superstition qu’ils avoient accreditée pour leur avantage.
Presque partout ou les Peruviens se deffendirent ils eurent de l’avantage sur les Espagnols : il ne leur {f.116v} manquoit que donc que l’esperance du succés et d’être delivrés de leur superstition des maux de et l’esprit de la foiblesse de l’esprit.

- - - - -

Passage de la main M à la main E

1266

Continuation
de
quelques pensées qui n’ont pu entrer dans le Traité des devoirs[1].

Idée de Dieu [un mot biffé non déchiffré]

Faisons un effort pour arracher de notre cœur l’idée de Dieu, secoüons une bonne fois ce joug que l’erreur et le prejugé ont mis sur la nature humaine, affermissons nous bien dans la pensée que nous ne sommes plus dans cette dependance, voyons quels seront nos succés ; des ce moment nous perdrons toutes lesressources de l’adversité, celles de nos maladies de nôtre vieillesse et ce qui est encore plus celles de nôtre mort. {f.117r} Nous allons mourir et il n’y a point de Dieu ! Peut être que nous entrerons dans le neant, mais quelle idée effroyable ! Que si notre ame survit isolée sans apui sans secours dans la nature quel triste êtat que le sien ! Par la perte de son corps elle vient d’être privée de tous les plaisirs des sens qui lui rendoient cette vie delicieuse, et il ne peut lui rester que ce qui est encore plus à elle, ce desir irritant d’être heureux, et cette impuissance de le devenir, cette vue douloureuse d’elle même qui ne lui montre que sa petitesse, ce vuide, ce degoût, cet ennui qu’elle trouve en elle, cette impossibilité de se satisfaire dans elle et par la seule force de son être, accablante immortalité ! S’il n’est pas bien sur qu’il n’y ait point de Dieu, si nôtre philosophie a pu nous {f.117v} laisser la dessus quelque doute, il faut esperer qu’il y en a un

Dieu

.
Nous sommes une grande preuve que ce Dieu que nous esperons est un etre bienfaisant, car il nous a donné la vie, c’est à dire, une chose qu’il n’y a personne de nous qui voulut perdre, il nous a donné l’existence et ce qui est bien plus le sentiment de notre existance.
Si Dieu est un etre bienfaisant nous devons l’aimer, et comme il ne s’est pas rendu visible, l’aimer c’est le servir avec cette satisfaction interieure que l’on sent lorsque l’on donne a quelqu’un des marques de sa reconnoissance
Cet être seroit bien imparfait s’il n’avoit crée ou, {f.118r} si

Dieu

l’on veut, seulement mû ou arrangé l’univers dans quelque vüe, et si agissant sans dessein ou degouté de son ouvrage il nous abandonnoit abandonnoit au sortir de ses mains.
Cette providence qui veille sur nous est extrêmement puissante, car comme il a fallu une force infinie pour mettre l’univers dans l’êtat ou il est, on ne peut pas concevoir comment Dieu ayant exercé une fois une pareille puissance, l’auroit perdue depuis, ou comment l’ayant encore sur l’univers, il ne l’auroit pas sur nous.
Dieu a pu surtout nous rendre heureux ; car comme il y a eu des momens où nous avons eprouvé que nous avons êté heureux dans cette vie, on ne peut guêre concevoir que Dieu ait pu nous rendre heureux une fois, et qu’il ne l’aye pas pu toujours.
{f.118v} S’il l’a pu il l’a voulu car notre bonheur ne coute

Dieu

rien au sien ; s’il ne l’a pas voulu il seroit plus imparfait en cela que les hommes mêmes.
Cependant un grand genie m’a promis que je mourrois comme un insecte

Contre les materialistes

, il cherche a me flatter de l’idée que je ne suis qu’une modification de la matiere, il employe un ordre geometrique et des raisonnemens qu’on dit être trés forts et que j’ai trouvé trés obscurs pour elever mon ame a la dignité de mon corps et au lieu de cet espace immense que mon esprit embrasse il me donne à ma propre matiere et à un espace de quatre ou cinq pieds dans l’univers[2].
Selon lui je ne suis point un etre distingué d’un autre etre, il m’enleve tout ce que je me croyois de plus personel, je ne sais plus ou retrouver ce moy auquel je m’interessois {f.119r} tant, je suis plus perdu dans l’étendüe qu’une particule d’eau n’est perdüe dans la mer. Pourquoi la gloire ? Pourquoi la honte ? Pourquoi cette modification qui n’est point une : veut elle, pour ainsi dire, faire un corps à part dans l’univers ? Elle n’est celle cy ni celle là, elle n’est rien de distingué de l’être ; et dans l’universalité de la substance ont êté, ont passé sans distinction le lion et l’insecte, Charlemagne et Chilperic.
Ce même philosophe veut bien en ma faveur detruire en moi la liberté ; toutes les actions de ma vie ne sont que comme l’action de l’eau régale qui dissout l’or, comme celle de l’aiman qui tantôt attire tantôt repousse le fer, ou celle de la chaleur qui amollit ou durcit la boüe, il m’ote le motif de toutes mes actions, et me soulage de toute la morale {f.119v} il m’honore jusqu’au point de vouloir que je suis sois

Dieu

un trés grand scelerat sans crime et sans que personne ait droit de le trouver mauvais : j’ai bien des graces à rendre à ce philosophe. Beaucoup d’autres Un autre beaucoup moins outrés et par consequent

Contre Hobbes

beaucoup plus dangereux que le premier (c’est Hobbes[3]) m’avertit de me defier generalement de tous les hommes et non seulement de tous les hommes, mais aussi de tous les êtres qui sont superieurs au mien, car il me dit que la justice n’est rien en elle même, qu’elle n’est autre chose que ce que les loix des empires ordonnent ou deffendent, j’en suis fâché, car êtant obligé de vivre avec les hommes j’aurois êté trés aise qu’il y eut eû dans leur cœur un principe intérieur qui me rassurât contre eux, et n’êtant pas sur qu’il n’y ait dans la nature d’autres {f.120r} êtres plus puissans que moi, j’aurois bien voulu qu’ils eussent eû une regle de justice qui les empechât de me nuire[4].
Hobbes dit que le droit naturel n’etant que la liberté que nous avons de faire tout ce qui sert à nôtre conservation

Hobbes

, l’êtat naturel de l’homme est la guerre de tous contre tous : mais outre qu’il est faux que la déffense entraine necessairement la necessité d’attaquer il ne faut pas, comme il fait, suposer les hommes comme tombés du ciel, ou sortis tout armés de la terre à peu prés comme les soldats de Cadmus pour s’entredetruire ; ce n’est point là l’êtat des hommes.
Le 1er et le seul ne craint personne : cet homme seul qui trouveroit une femme seule aussi ne lui feroit point la guerre, tous les autres naitroient dans une famille et bientôt dans une societé : il n’y a point là de guerre ; au contraire l’amour, {f.120v} l’education, le respect, la reconnoissance, tout respire la paix.
Il n’est pas même vrai que deux hommes tombés des nües dans un pays desert cherchassent par la peur à s’attaquer et à se subjuguer ; cent circonstances

Mis en grande partie dans l’Esprit des loix.

jointes au naturel particulier de chaque homme les pourroient faire agir differemment, l’air, le geste, le maintien, la maniere particuliere de penser feroient des differences. Premierement la crainte les porteroit non pas a attaquer mais à fuir, les marques de crainte respective les feroient bientôt aprocher, l’ennuy d’être seul et [lettres biffées non déchiffrées] le plaisir que tout animal sent a l’aproche d’un animal de même espece les porteroient à s’unir, et plus ils seroient miserables plus ils y seroient determinés : jusques là on ne voit point d’antioccupation[5] {f.121r} il en seroit comme des autres animaux, qui ne font la guerre à ceux de leur espece que dans des cas particuliers quoiqu’ils se trouvent tous les jours dans les forets à peu prés comme les hommes de Hobbes. Les 1ers sentimens seroient pour les vrais besoins que l’on auroit et non pas pour les commodités de la domination[6]

Prieres naturelles

. Ce n’est que lorsque la societé est formée que les particuliers, dans l’abondance et la paix, ayant à tous les instans occasion de sentir la superiorité de leur esprit ou de leurs talens cherchent a tourner en leur faveur les principaux avantages de cette societé Hobbes veut faire faire aux hommes ce que les lions ne font pas eux mêmes

Hobbes

.
Ce n’est que par l’etablissement des societés

Sociétés

qu’ils abusent les uns des autres et deviennent les plus forts. {f.121v} Avant cela ils sont tous egaux[7].
S’ils etablissent les societés c’est par un principe de justice ils l’avoient donc.

- - - - -

Main principale E

1267

En considerant les hommes avant l’etablissement des societés on trouve qu’ils êtoient soumis à une puissance que la nature avoit établie

Cela est bon pour les Loix

car l’enfance êtant l’êtat de la plus grande foiblesse qui se puisse concevoir il a falu que les enfans fussent dans la dependance de leurs peres  qui leur avoient donné la vie et qui lui leur donnoient encore les moyens de la conserver[1]

Puissance paternelle

.

- - - - -

Ce quie suit l’on dit n’est pas juste sur le pouvoir sans bornes des peres il ne l’est pas et il n’y en a pas de tel les peres ont la conservation pour objet come les autres puissances et encore plus que les autres puissances
La loi naturelle qui soumet cet age a tous les besoins imaginables ayant etabli cette dependance les enfans n’en pouvoient jamais sortir car une telle autorité ayant precedé toutes les conventions n’avoit point de bornes dans son origine et si l’age avoit insensiblement diminué le pouvoir des peres cela n’auroit pu se faire que par une progression de desobeissance : or le pere qui {f.122r} commandoit et le fils qui obeissoit ne pouvoient jamais convenir du tems ou l’obeissance aveugle devoit cesser ni de la façon dont elle devoit diminuer.
ElleL’autorite paternelle   se borne toute seule parce qu’à mesure que les enfans sortent de la jeunesse les pères entrent dans la vieillesse et que la force des enfans augmente a mesure que le père s’affoiblit.
Les enfans n’ont donc jamais pu borner cette puissance, ce n’est que la raison des peres qui l’a fait lorsque dans l’etablissement des societés ils l’ont modifiée par les loix civiles et les modifications ont êté quelquefois si loin qu’elles sont presque entierement abolies comme si on avoit voulu encourager l’ingratitude des enfans enfants je me trompe la nature elle meme a borné la puissance paternelle en augmentant d’un coté la raison des enfans et de l’autre la foiblesse des peres, en diminuant d’un coté les besoins des enfans et augmentant de l’autre les besoins des peres :
Les familles se sont divisées les peres êtant morts ont laissé les collateraux independants, il a fallu s’unir par des conventions et faire par le moyen des loix civiles ce que le droit naturel avoit fait d’abord.
Le

Forme des gouvernemens

hazard et le tour d’esprit de ceux qui ont convenu ont etabli autant de differentes formes de gouvernemens qu’il y a eû de peuples toutes bonnes puisqu’elles êtoient la volonté des parties contractantes.
Ce qui êtoit arbitraire est devenu necessité il n’a plus êté {f.122v} permis qu’à la violence tyrannie et a la violence de changer

Changer de gouvernement

une forme de gouvernement même pour une meilleure : car comme tous les associés ne pouvoient point changer de maniere de penser en même tems, il y auroit eu un tems entre l’etablissement des nouvelles loix et l’abolition des anciennes fatal a la cause commune.
Il a fallu que tous les changemens arrivés dans les loix etablies fussent un effet de ces loix établies celui qui a aboli une d’anciennes loix ne l’a pu faire que par la force des loix et le peuple même n’a pu reprendre son autorité que lorsque cela lui a êté permis par la loi civile ou naturelle.
Ce qui n’êtoit que convention est devenu aussi fort que la loi naturelle : il a fallu aimer sa patrie comme on aimoit sa famille il a fallu cherir les loix comme on cherissoit la volonté de ses peres.
Mais comme l’amour de sa famille n’entrainoit pas la haine des autres, aussi l’amour de sa patrie ne devoit point inspirer la haine des autres societés.

- - - - -

Main principale E

1268

{f.123r} Les

Devoirs de l’hom̃e

Espagnols oublierent les devoirs de l’homme a chaque pas qu’ils firent dans leurs conquêtes des Indes, et le pape qui leur mit le fer a la main qui leur donna le sang de tant de nations les oublia encore davantage.
Je passerois volontiers l’eponge sur toute cette conquête je ne saurois soutenir la lecture de ces histoires teintes de sang[1]. Le récit des plus grandes merveilles y laisse toujours dans l’esprit quelque chose de noir et de triste.
J’aime bien a voir aux Thermopiles a Platée a Marathon quelques Grecs détruire les armées innombrables des Perses, ce sont des heros qui s’immolent pour leur patrie la deffendent contre des usurpateurs : icy ce sont des brigands qui conduits par l’avarice dont ils brulent exterminent pour la satisfaire un nombre prodigieux de nations pacifiques. Les victoires des Espagnols n’elevent point l’homme, et les defaites des Indiens l’abbaissent à faire pitié[2].
{f.123v} Les Espagnols conquirent les deux empires du Mexique et du Perou par la même perfidie ils se font conduire devant les rois comme ambassadeurs et les font prisonniers.
On est indigné de voir Cortés parler sans cesse de son equité

Cortés

et de la moderation a des peuples contre lesquels il exerce mille barbaries.
Par une extravagance jusqu’alors inoüie il prend pour sujet de son ambassade de venir abolir la religion dominante. En disant sans cesse qu’il cherche la paix que pretend t’il qu’une conquête sans resistance ?
Le sort de Motesuma[3] est deplorable les Espagnols ne le conservent que pour leur servir à les rendre maitres de son empire.
Ils brulent son successeur Guatimosin pour l’obliger a decouvrir ses tresors[4]
Mais que dirons nous de l’Inca Athualpa[5] il vient avec une {f.124r} nombreuse suite au devant des Espagnols un dominicain[6] lui fait une harangue qu’il trouve impertinente parce que l’interprete ne peut pas bien la lui expliquer, et qu’il auroit trouve encore plus impertinente s’il la lui avoit bien expliquée. Ce moine irrité court anime les Espagnols qui prennent Athualpa avec un carnage horrible des siens qui ne se deffendirent jamais : cependant ce moine crioit de toute sa force de percer ces infideles au lieu de fraper du revers de leurs epées[7] :
Le malheureux prince convient de sa rançon qui êtoit autant d’or qu’il en pourroit tenir dans une grande sale à une hauteur qu’il marqua[8]. Malgré cet accord on le condamna à la mort.
Ce jugement rendu avec reflexion pour donner des formes à l’injustice me paroit plus un noir qu’un assassinat.
Mais les chefs d’accusation sont singuliers on lui dit qu’il est idolâtre, qu’il a fait des guerres injustes, qu’il {f.124v} entretient plusieurs concubines, qu’il a détourné ses tributs de l’empire depuis sa prison. On le menace de le faire bruler s’il ne se fait pas baptiser ; et pour le prix de son baptême on l’etrangle[9].
Mais ce qui révolte dans ces histoires c’est le contraste continuel de devotions et de cruautés, de crimes et de miracles on veut que le ciel conduise par une faveur particuliere ces scelerats qui ne prêchoient l’evangile qu’après l’avoir deshonoré.
Mais s’il est vrai que l’amour de la patrie

Amour de la patrie

ait êté de tout tems la source des plus grands crimes parce que l’on a sacrifié à cette vertu particuliere des vertus plus generales il n’est pas moins vrai que lorsqu’elle est une fois bien rectifiée elle est capable d’honorer toute une nation.
C’est cette vertu qui lorsqu’elle est moins outrée donne aux histoires grecques et romaines cette noblesse que les {f.125r} notres n’ont pas elle y est le ressort continuel de toutes les actions et on sent du plaisir a la trouver partout cette vertu chere a tous ceux qui ont un cœur.
Quand je pense a la petitesse de nos motifs a la bassesse de nos moyens à l’avarice avec laquelle nous recherchons de viles recompenses, à cette ambition si differente de l’amour de la gloire on est étonné de la difference des spectacles et il semble que depuis que ces deux grands peuples ne sont plus, les hommes se sont racourcis d’une coudée.

- - - - -

Main principale E

1269

L’esprit du citoyen

Esprit du citoyen quel il est

n’est pas de voir sa patrie devorer toutes les patries. Ce desir de voir sa ville engloutir toutes les richesses des nations, de nourrir sans cesse ses yeux des triomphes des capitaines et des haines des rois, tout cela ne fait point l’esprit du citoyen. L’esprit du citoyen est le desir de voir l’ordre dans l’etat, de sentir de la joye dans la {f.125v} tranquilité publique ; dans l’exacte administration de la justice, dans la sureté des magistrats, dans la prosperité de ceux qui gouvernent, dans le respect rendu aux loix, dans la stabilité de la monarchie ou de la republique.
L’esprit du citoyen est d’aimer les loix lors même qu’elles ont des cas qui nous sont nuisibles ; et de considerer plutôt le bien general qu’elles nous font toujours, que le mal particulier qu’elles nous font quelquefois.
L’esprit du citoyen est d’exercer avec zele avec plaisir avec satisfaction cette espece de magistrature qui dans le corps politique est confiée à chacun ; car il n’y a personne qui ne participe au gouvernement soit dans son employ soit dans sa famille, soit dans l’administration de ses biens.
Un bon citoyen ne songe jamais a faire sa fortune {f.126r} particuliere que par les mêmes voyes qui font la fortune publique ; il regarde celui qui agit autrement comme un lache fripon qui ayant une fausse clef d’un tresor commun en escamote une partie, et renonce a partager legitimement ce qu’il aime mieux derober tout entier.

Main principale E


1265

n1.

Ce fragment développe l’idée, contenue dans le nº 1006, du rôle du développement des sciences et des arts dans la puissance des différentes nations. Transcrit en 1738-1739, il réutilise, comme le nº 1263 sur l’utilité des savants, la première partie du Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences prononcé en novembre 1725 (OC, t. 8, p. 495-497, l. 10-49). Montesquieu, sans reprendre le reste du Discours, concernant le bonheur procuré par les sciences, ajoute le parallèle avec les Romains et évoque la responsabilité des empereurs d’Amérique dans le déclin de leur Empire, pour insister sur la faiblesse provoquée par la superstition.

1265

n2.

Montesquieu reprend l’opposition cartésienne entre l’Europe civilisée et les « nouvelles Indes » barbares comme argument en faveur de l’utilité de la philosophie (Descartes, lettre préface à l’édition française des Principes de la philosophie, C. Adam et P. Tannery (éd.), IX, 2, 3). La physique, qui rend compte de la nature et de l’univers matériel et constitue la deuxième partie de la « vraie philosophie » de Descartes (ibid., C. Adam et P. Tannery (éd.), IX, 2, 16), avait déjà suscité l’émerveillement d’Usbeck (LP, 94 [97]). Sur la figure de Descartes, héros de la science moderne contre Cortez, voir Denis de Casabianca, Montesquieu. De l’étude des sciences à l’esprit des lois, Paris, H. Champion, 2008, p. 78-85.

1265

n3.

La conquête espagnole sera à nouveau évoquée ci-après (nº 1268), reprenant le chapitre 11 du Traité des devoirs (OC, t. 8, p. 438).

1265

n4.

Voir Romains, chap. II et IV (p. 103 et 109).

1265

n5.

Rhedi affirmait au contraire que cette invention avait radicalement modifié l’art de la guerre (LP, 102 [105], p. 416, l. 10-12).

1265

n6.

Philippe de La Hire, dans un mémoire de 1717 pour l’Académie des sciences (Histoire de l’Académie royale des sciences, Paris, Imprimerie royale, 1719, p. 84-87), fait l’histoire de cette invention, attribuée à Jacques Metius d’Alcmar et présentée par Descartes (Dioptrique, C. Adam et P. Tannery (éd.), VI, 82).

1265

n7.

L’expression se trouve dans le Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences (OC, t. 8, p. 498, l. 49).

1265

n8.

La force des préjugés de la superstition, illustrée par les « Natchés » de Louisiane adorant un chef apparenté au soleil, explique, dans L’Esprit des lois, les exceptions despotiques à la liberté des peuples sauvages (XVIII, 18).

1265

n9.

Atahualpa (env. 1502-1533), dernier souverain inca, que Pizarre fit mettre à mort. Dans le récit de Garcilaso de la Vega, les Indiens de Tempiz voient dans leur défaite contre Pizarre une punition du soleil et c’est pour l’apaiser qu’Atahualpa envoie aux conquérants une ambassade et des présents (Histoire des guerres civiles des Espagnols dans les Indes [1re éd. en espagnol 1616], J. Baudoin (trad.), Paris, S. Piget, 1658, t. I, liv. I, chap. XVI, p. 42 ; chap. XVII, p. 47 – Catalogue, nº 3173). Montesquieu désigne en note cet auteur comme source dans le chapitre de L’Esprit des lois qu’il consacre au souverain (XXVI, 22). Cf. nº 1268.

1265

n10.

Les perfidies des conquérants espagnols sont évoquées ci-après (nº 1268).

1265

n11.

Moctezuma II ou Montezuma (1466-1520), dernier empereur du Mexique, mis à mort par Cortez. Voir nº 1268 et EL, XXIV, 24. Montesquieu a lu l’ouvrage de Antonio de Solis y Ribadeneyra (nº 796), qui évoque les provisions offertes par le roi aux Espagnols, son abattement, les sacrifices publics faits pour écarter la ruine dont l’Empire est menacé, ses opposants devenus les vassaux de Cortez et, à de nombreuses reprises, la tyrannie de Moctezuma et la superstition des Mexicains (Histoire de la conquête du Mexique par Fernand Cortez [1re éd. fr. 1691], [S. de Broë, seigneur de Citry et de la Guette (trad.)], Paris, Compagnie des libraires, 1714, t. I, liv. II, chap. 2, p. 147 ; chap. 3, p. 154 ; liv. III, p. 355 – Catalogue, nº 3175).

1265

n12.

Antonio de Solis y Ribadeneyra décrit les armes, dont les pierres à fusil, fabriquées dans les ateliers du palais de Moctezuma (Histoire de la conquête du Mexique par Fernand Cortez [1re éd. fr. 1691], [S. de Broë, seigneur de Citry et de la Guette (trad.)], Paris, Compagnie des libraires, 1714, t. I, liv. III, chap. 16, p. 461-462). Sur le point d’honneur des Indiens à cacher le nombre de leurs blessés, voir ibid., liv. II, chap. 17, p. 281.

1265

n13.

Garcilaso de la Vega raconte comment Pizarre et ses compagnons débarquèrent en 1525 dans un pays inconnu à cent lieues de Panama, où ils essuyèrent les attaques des Indiens, et qu’ils durent quitter avant d’entamer leur conquête du Pérou (Histoire des guerres civiles des Espagnols dans les Indes [1re éd. en espagnol 1616], J. Baudoin (trad.), Paris, S. Piget, 1658, t. I, liv. I, chap. VII, p. 21-22 – Catalogue, nº 3173).

1266

n1.

Voir nº 220. Cet article est un jalon de la réflexion poursuivie, à partir de la critique de Hobbes, depuis le Traité des devoirs jusqu’aux premiers chapitres de L’Esprit des lois. L’ensemble, désigné ici, des morceaux rejetés du Traité des devoirs, se termine avec le nº 1280.

1266

n2.

Montesquieu vise Spinoza, qu’il assimile, selon un lieu commun de l’époque, au matérialisme ; voir Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, PUF, 1954, t. II, p. 446-466 ; Céline Spector, « Montesquieu et la métaphysique dans les Pensées », RM, nº 7, 2004, p. 120.

1266

n3.

Voir nº 224 ; Jean Terrel, Dictionnaire électronique Montesquieu, art. « Hobbes, Thomas » [en ligne à l’adresse suivante : http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/index.php?id=428].

1266

n4.

Usbek pensait que « la Justice est éternelle, & ne dépend point des conventions humaines » (LP, 81 [83]), p. 361, l. 24-25). Cette réfutation des « Principes d’Hobés sur la Morale », prévue pour le Traité des devoirs (OC, t. 8, p. 438), est reprise dans le premier chapitre de L’Esprit des lois (Derathé, t. I, p. 8).

1266

n5.

Sur ce terme, voir De l’esprit des loix (manuscrits), I, OC, t. 3, p. 9, note (b) et ibid., II, OC, t. 4, p. 897-898.

1266

n6.

Cf. EL, I, 2. Tout le développement qui précède oppose à Hobbes la sociabilité naturelle : voir Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle [1963], Paris, A. Michel, 1994, p. 475-478.

1266

n7.

Cf. EL, I, 3 ; VIII, 3.

1267

n1.

Cf. EL, XXIII, 2. Si Montesquieu reprend, dans L’Esprit des lois, l’idée du sentiment de faiblesse de l’homme dans l’état de nature ( I, 2) comme preuve, contre Hobbes, de la sociabilité naturelle (voir ci-dessus, nº 1266), il ne déduit pas de l’autorité paternelle un fondement naturel de la monarchie (EL, I, 3) ; l’assimilation du pouvoir du roi au pouvoir du père comme justification de la monarchie absolue de droit divin avait été théorisée par Robert Filmer dans son Patriarcha paru en 1680, thèse reprise par Bossuet (Politique tirée des propres parole de l’Écriture sainte [1709]) et réfutée en particulier par Locke dans son premier Traité du gouvernement civil (1690).

1268

n1.

Cf. nº 207.

1268

n2.

Sur la conquête du Nouveau Monde, Montesquieu avait lu Antonio de Solis y Ribadeneyra et Garcilaso de la Vega : voir nº 1265. Le ton de ce passage évoque la dénonciation de Bartolomé de Las Casas, qui est mentionné au nº 207 ; les détails concernant Atahualpa (« Attabalipa ») étaient connus par la relation de Lopez de Gomara, diffusée en France grâce à la traduction de Martin Fumée sous le titre d’Histoire générale des Indes occidentales (Paris, M. Sonnius, 1568, pour la première partie, et 1584, pour la seconde), qui avait inspiré, entre autres, le célèbre chapitre « Des coches » des Essais de Montaigne (III, 6).

1268

n3.

Voir nº 1266.

1268

n4.

Le supplice de Guatimozin (graphies variables selon les chroniques), ou Cuauhtémoc (1497-1525), dernier empereur aztèque, est évoqué par Antonio de Solis y Ribadeneyra dans sa préface (Histoire de la conquête du Mexique par Fernand Cortez [1re éd. fr. 1691], [S. de Broë, seigneur de Citry et de la Guette (trad.)], Paris, Compagnie des libraires, 1714, t. I, préface (non paginée) – Catalogue, nº 3175).

1268

n5.

Voir nº 1266.

1268

n6.

Il s’agit du frère Vicente de Valverde (Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales, 5e éd., M. Fumée (trad.), Paris, M. Sonnius, 1605, p. 311-312).

1268

n7.

Le frère Vicente de Valverde conseille de frapper de la pointe de l’épée et non du tranchant (Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales, 5e éd., M. Fumée (trad.), Paris, M. Sonnius, 1605, p. 314).

1268

n8.

Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales, 5e éd., M. Fumée (trad.), Paris, M. Sonnius, 1605, p. 319.

1268

n9.

Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales, 5e éd., M. Fumée (trad.), Paris, M. Sonnius, 1605, p. 320-321.