RESPONSE DE MONSIEUR DESCARTES,
AU R. PERE IESUITE.

LETTRE LVI. Version

MON REVEREND PERE,
I’ay esté touché en lisant la Lettre que Monsieur Plempius m’a envoyée de la part de vostre Reverence, d’une émotion pareille à celle que ie m’imagine que ressentoient autrefois ces chevaliers errants, toutes les fois que dans le cours de leurs voyages ils faisoient rencontre de quelque chevalier inconnu, tout couvert d’armes (comme c’estoit alors la coutume) et de qui la contenance et la demarche sembloient promettre beaucoup de valeur. Car il ne leur Clerselier I, 172 pouvoit arriver rien de plus souhaittable, que de faire ainsi rencontre de quelque brave, avec lequel ils pussent faire épreuve de leur force. Et bien que ie ne presume pas assez de moy, pour oser me comparer à ces heros, il faut toutesfois que ie vous avoüe, que i’ay beaucoup de joye d’avoir occasion d’entrer auiourd’huy en lice, avec un homme qui me paroist estre tel, que plus il me sera difficile de le vaincre, et moins il me sera honteux d’en estre vaincu.

Il est vray que i’ay veu dans la Lettre que V. R. m’a fait l’honneur de m’écrire des effets de cette bonté singuliere, qui a tousiours esté la marque de la generosité et de la veritable valeur ; non seulement par les loüanges que vous donnez à mes petites inventions ; mais mesme en ce que vous dites que ce peu que i’ay écrit de Geometrie, meriteroit plutost de porter le nom de Mathematiques pures : car ie n’ay expliqué en ce traitté là pas une des questions qui appartiennent proprement à l’Arithmetique, ny mesme aucune de celles où l’on considere l’ordre et la mesure, comme a fait Diophante ; mais bien davantage ie n’y ay point aussi traitté du mouvement, quoy que la Mathematique pure, (au moins celle que i’ay le plus cultivée) en fasse son principal objet.

Et lors qu’entre plusieurs endroits de mes écrits, qui vous semblent avoir besoin d’un peu plus d’éclaircissement que ie n’en ay donné, vous choisissez celuy où i’ay tasché d’expliquer les couleurs, par le roulement ou tournoyement de certains petits globes, vous faites voir que vous n’estes pas peu versé en ce genre d’escrime : car s’il y en a quelqu’un qui ne soit pas si bien muny que les autres, et qui par consequent soit plus exposé aux attaques de mes adversaires, i’avoüe que c’est celuy que V. R. a choisi. Car à dire le vray, il est assez difficile de comprendre, comment les tournoyemens de ces petits globes ne se nuisent point les uns aux autres, quand des rayons de diverses couleurs, viennent de divers objets, vers les yeux de diverses Clerselier I, 173 personnes, par un mesme milieu, et en mesme temps, et que ces rayons se croissent au milieu de leur chemin. I’aurois pû sans doute adjouter à ce traitté plusieurs choses qui auroient peut-estre de beaucoup diminué la difficulté que vous y trouvez ; mais ie les ay obmises la pluspart tout exprés ; ou si i’en ay parlé, ce n’a esté que fort legerement, et comme en passant, à cause que ie les avois auparavant expliquées dans ce traitté duquel i’ay fait mention au cinquiéme chapitre de ma Methode. Et afin que vous ne pensiez pas que ie veüille par là m’excuser, ie m’en va tout de bon tascher à vous répondre.

Et premierement, ie vous prie de considerer que ces petits globes dont i’ay parlé, ne sont point des corps qui exhalent et qui s’écoulent des Astres iusques à nous ; mais que ce sont des parcelles imperceptibles de cette matiere, que V. R. appelle elle mesme celeste, qui occupent tous les intervalles que les parties des corps transparens laissent entr’elles, et qui ne sont point autrement appuyées les unes sur les autres, que le vin de cette cuve que i’ay pris pour exemple en la page 6. de ma Dioptrique. Où l’on peut voir que le vin qui est en C tend vers B, et qu’il n’empesche point pour cela que celuy qui est en E ne tende vers A ; et que chacune de ses parties tend à descendre vers plusieurs divers endroits, quoy qu’elle ne se puisse mouvoir que vers un seul en mesme temps. Or i’ay souvent adverty que par la lumiere ie n’entendois pas tant le mouvement, que cette inclination ou propension que ces petits corps Clerselier I, 174 ont à se mouvoir ; et que ce que ie dirois du mouvement, pour estre plus aisement entendu, se devoit raporter à cette propension. D’où il est manifeste que selon moy l’on ne doit entendre autre chose par les couleurs, que les differentes varietez qui arrivent en ces propensions. Mais ie ne veux pas m’arrester long-temps là dessus, pource que V. R. a déjà bien preveu et iugé que ie pourrois répondre quelque chose de semblable, et qu’on ne devoit pas faire difficulté de me l’accorder.

Mais d’un autre costé vous avez pris de là occasion de me faire une nouvelle difficulté ; car, dites-vous, s’il est vray que les divers mouvemens de ces petits globes ne se nuisent point les uns les autres, les couleurs ne pourront donc pas se changer dans un triangle de verre, par leur mutuelle rencontre et collision.

A cela ie répons, qu’il faut faire distinction entre les mouvemens, ou plutost entre les propensions aux mouvemens ; car il y en a quelques-unes qui sont separées, c’est à dire qui ne dependent point les unes des autres, et d’autres qui sont conjointes, et qui en dependent. Par exemple, l’inclination ou propension qu’ont toutes les parties du vin qui sont en la superficie CDE, à descendre vers A, n’augmente ny ne diminuë en aucune façon celle que ces mesmes parties ont à descendre vers B. Et si avec cela nous feignons que dans cette cuve il y ait quelques poissons, qui nagent d’un costé et d’autre, et qui agitent diversement les parties de ce vin, les propensions qu’avoient auparavant Clerselier I, 175 ces parties ne seront point pour cela changées. Et il me semble que tout cecy se peut assez bien adapter, aux propensions qu’ont les petites parties de la matiere celeste à ces differentes sortes de roulemens ou tournoyemens par lesquels les diverses couleurs se font sentir. Car à la place des trous A et B nous y pouvons mettre les yeux de divers spectateurs ; et au lieu du vin qui est en CDE, nous pouvons feindre qu’il y ait plusieurs objets diversement colorez ; et enfin au lieu des poissons, nous pouvons suposer des vens qui agitent l’air qui est entre-deux.

Que si maintenant nous suposons que la bale F qui est dans l’air, soit poussée vers C, non pas selon la ligne droitte CB, mais selon que l’exige la nature de sa refraction ; en telle sorte qu’estant parvenuë iusques au vin de cette cuve, elle tende apres cela tout doitdroit depuis C iusques à B, il est manifeste que la force dont cette bale poussera la partie du vin qui est en C, ne pourra pas seulement augmenter la propension qu’elle avoit à descendre vers B, mais mesme qu’elle apportera du changement en la maniere ou en la nature de cette propension : car cette bale poussera tout droit vers B le vin qui est en C, et la force de la gravité ne le poussera qu’obliquement, pource que ie supose que la ligne CB ne tend pas directement au centre de la terre. Et ces deux propensions qu’ont ensemble les parties du vin qui sont en C, à descendre vers B, representent fort bien ce roulement ou tournoyement des petits globes de la matiere celeste, qui cause en nous le sentiment des couleurs ; comme on verra encore plus clairement par la suitte.

Mais auparavant ie répondray icy en peu de mots aux demandes que vous me faites. Et dautant que i’ay desia cy-dessus adverty vostre Reverence que ces petits globes dont i’ay parlé, n’estant rien autre chose que des particules de cette matiere dont tous les espaces transparens sont remplis, n’exhalent et ne s’écoulent point des Astres ; et qu’il ne faut point apprehender que le Soleil n’en soit extenué, Clerselier I, 176 ny avoir recours pour cela aux comptes fabuleux de quelques réveurs de Philosophes ; Il ne me reste plus autre chose à luy dire, sinon que ie n’ay point voulu expliquer dans les Meteores ny dans la Dioptrique ce que i’entens par la lumiere, c’est à dire par cette force qu’ont tous les corps lumineux de pousser de tous costez la matiere celeste qui les environne, à cause que i’en ay traitté ailleurs ; et que la crainte qu’elle dit avoir que ie ne puisse tout à fait me passer des formes et des qualitez (pour lesquelles i’avoüe que i’ay de l’aversion) ne me fera point changer de resolution ny de dessein.

Et pour ce qui est des couleurs qui paroissent aux estoiles, par exemple à l’estoille qui est à l’epaucheépaule gauche d’Orion, ie répons que ce n’est pas une rougeur qui soit semblable à celle qui paroist au travers d’un prisme de cristal ; mais que c’est seulement un éclat de lumiere plus dense et plus fort que n’est celuy qui se trouve communement dans les autres Astres. Car pour les couleurs qui sont vrayement teintes et chargées, nous voyons qu’elles s’affoiblissent quelque peu par la grandeur de la distance, et qu’elles se changent peu à peu en de plus claires et moins chargées ; comme le sçavent assez tous ceux qui se mélent tant soit peu de la peinture.

Ce n’est pas pourtant que ie comprenne la raison pourquoy les petites parties de la matiere celeste ne pourroient pas selon vous conserver aussi bien cette disposition qu’elles ont au tournoyement qui cause les couleurs, que celle qu’elles ont au mouvement direct, dans lequel i’ay dit que consiste la lumiere : car l’un et l’autre se peut également concevoir ; et cependant ie ne doute point que ce que la nature fait tous les iours, ne soit plus exact, et plus selon toutes les loix de la plus scrupuleuse Mathematique, que tout ce que nous sçaurions iamais nous imaginer. Quant à ce qui fait que ce tournoyement varie et se change à la rencontre de la superficie d’un verre, il a desia esté expliqué dans les Meteores, et il le sera encore plus clairement cy-apres.

Clerselier I, 177 Ie passe maintenant à vostre second argument, par lequel V. R. pretend prouver que ie n’applique pas assez iustement aux petits globes de lumiere, qui entrent ou qui sortent d’un triangle de verre, le changement que i’ay dit qui arrive à des boules qui rencontrent obliquement la superficie de l’eau : mais il m’est facile d’y répondre par cela mesme que i’ay avancé dans la page 23. de la Dioptrique, où i’ay fait voir clairement qu’il n’en estoit pas de mesme des corps terrestres (tels que sont les boules dont i’ay parlé dans la page 258. des Meteores) que de ces petits globes par lesquels se transmet l’action de la lumiere, à cause que celles-là passent plus difficilement par l’eau que par l’air, et que ceux-cy au contraire passent plus facilement par l’eau, et encore plus facilement par le verre que par l’eau : car par là il est aisé à voir que pour en faire une iuste application, il a fallu comparer ces petites boules qui passant de l’air dans l’eau rencontrent obliquement la superficie de l’eau, avec les rayons qui passent du verre dans l’air, ainsi que i’ay fait.

Et ie prie icy V. R. de ne pas croire que ie me sois contenté de si peu d’argumens, ou mesme si legers, pour me confirmer dans la creance des choses que i’ay écrites, qu’une seule experience ait esté suffisante pour me persuader que le rouge consiste, ie ne diray pas dans une plus violente agitation (car ce n’est pas là ma pensée) mais bien dans une plus grande propension de ces petits globes au mouvement circulaire qu’au mouvement direct. Car bien que ie n’en sçache point de plus propre que celle que i’ay aportée pour en faire connoistre la verité. Il y en a neantmoins plusieurs autres qui confirment toutes la mesme chose ; et ie pourrois icy les rapporter, si i’avois entrepris d’expliquer tous les points de Physique dont elles dependent. Par exemple, ie dirois d’où vient que le sang est rouge, si ie traittois des animaux ; ou pourquoy le vif argent, le fer, et plusieurs autres metaux rougissent par la seule action du feu, si ie traittois de choses semblables. Clerselier I, 178 Bien davantage, si ie trouvois une seule experience dans la nature qui ne s’accordast pas bien avec mon opinion, ie suspendrois mon jugement, iusqu’à ce que ie me fusse en cela plainement satisfait. Mais n’avez-vous pas mesme remarqué dans mes Meteores plusieurs autres experiences que celles d’un verre triangulaire, qui confirment la pensée que i’ay là dessus ; si V. R. y a bien pris garde, tout le discours neufviéme des Meteores, où i’ay traitté de la couleur des nuës, en est une confirmation manifeste.

Il me reste donc icy à adjouter certaines circonstances, qui pouront servir à vous faire connoistre ce que l’ombre et la refraction peuvent contribuer à la production des couleurs : car bien que i’aye deja tasché d’expliquer cela dans les Meteores, i’aurois peut-estre pû l’expliquer plus clairement Clerselier I, 179 que ie n’ay fait, si i’eusse voulu m’étendre davantage.

Premierement donc, encore que dans la page 258. des Meteores ie n’aye fait peindre que cinq ou six boules, pour estre plus clair, il faut pourtant s’imaginer, que tous les espaces, au travers desquels se transmet proprement l’action de la lumiere, sont remplis de ces petites parties de la matiere celeste, appuyées les unes sur les autres, ainsi que i’ay desia dit auparavant, et comme l’on peut voir en cette figure ; où ie supose que le point V va jusqu’au soleil, et que le point X aboutit à l’œil, et que tout les petits globes qui sont en la ligne VX sont des particules de la matiere celeste, qui font effort pour s’éloigner du centre du Soleil, en mesme façon que les petits grains de poussiere, qui sont renfermez dans une horloge de sable, font effort pour s’approcher du centre de la terre. Or, pour parler en termes de Philosophe, nous pouvons appeller chacun de ces rangs, qui s’estendent ainsi depuis les objets iusques à nos yeux des rayons materiels ; à la difference des formels, qui sont conceus aller suivant, des lignes toutes droites et indivisibles, quoy que les materiels ne composent que fort rarement de lignes droittes, et qu’ils ne soient iamais entierement indivisibles.

Secondement, il ne faut pas s’imaginer lors que quelqu’un de ces petits globes est poussé vers quelque costé, que celuy sur lequel il est appuyé soit disposé par luy à tourner de l’autre, ainsi qu’il arrive aux roües des horloges ; mais comme si au lieu de ces petits globes, il y avoit de petits quadres qui fussent posez les uns sur les autres, il faut penser que lors que quelqu’un d’eux panche vers quelque costé, il pousse vers le mesme costé tous ceux qui sont au dessous de luy iusques à l’œil. Et cela est si vray, que les principes de la mechanique, et la nature mesme de cette matiere celeste, dont ie suis persuadé par une infinité de raisons, le font voir tres clairement. Or si nous suposons qu’il y ait un si grand nombre de ces petits quadres les uns sur les autres, que le plus haut, marqué 12. aille iusqu’à Clerselier I, 180 l’épaule gauche du signe d’Orion, et que le plus bas, marqué 43. parvienne iusques à l’œil, et que celuy d’enhaut soit poussé directement de 12. vers 43. mais qu’avec cela il soit plus pressé en sa partie marquée 2. qu’en celle marquée 1. vous comprendrez aisement que cette double impulsion, ou pression, se peut tellement communiquer à tous ces quadres, qu’elle fasse que le dernier marqué 43. soit contraint de tourner suivant l’ordre des chiffres 1234.

En troisiéme lieu, il faut remarquer que tous ces petits globes contenus dans les pores du verre, de l’air, et des autres cors, ont tousiours, ou du moins le plus souvent, inclination ou propension à tourner vers quelque costé ; et mesme à tourner d’une vitesse égale à celle dont ils sont mûs en ligne droitte, tandis qu’il ne se rencontre point de cause particuliere qui augmente ou qui diminuë cette vitesse, ainsi que i’ay dit en la page 272. des Meteores ; Et de plus qu’ils ont la pluspart des inclinations differentes, selon qu’ils rencontrent diversement les parois des pores où ils sont ; si bien que si quelques-uns d’entre’eux inclinent à tourner d’un costé, d’autres en mesme temps inclinent à tourner d’un autre. Or la force qu’a tout un rayon pour presser l’œil, est tellement composée de toutes ces diverses inclinations ou propensions prises ensemble, que toutes celles qui s’opposent les unes aux autres ne doivent estre comptées pour rien. Ainsi, par exemple, parce que le globe B est poussé d’V vers X, et qu’il touche la particule de l’air D, laquelle n’est pas poussée avecque luy, cela fait que le petit globe B tend à tourner selon l’ordre des chiffres 1234. Et tout au contraire le globe C tend autant qu’il peut à tourner à contre sens, à cause qu’il touche la particule de l’air G. Mais ces deux diverses propensions ne se font point sentir par l’œil au point X, à cause que l’une détruit entierement l’autre Clerselier I, 181 Et ce que ie dis icy de ces deux petits globes, se fait entendre de mesme de plusieurs refractions quand elles sont opposées, et de tous les differens efforts que font en mesme tems plusieurs rayons materiels sur un autre petit globe qui se trouve au milieu d’eux, et qui reçoit leur action.

En quatriéme lieu, il faut remarquer que la nature observe si exactement en tout ce qu’elle fait les loix de l’equilibre, que toutes les parties d’un rayon materiel prises ensemble sont presqu’autant poussées d’un costé que d’un autre, tant par la resistance des particules de l’air ou des autres corps au travers desquels elles passent, que par l’effort des rayons voisins, et par toutes les autres diverses causes qui agissent en mesme temps sur plusieurs de ces petits globes. Ce qui fait que tout le rayon n’incline iamais Clerselier I, 182 pour de semblables causes à tourner beaucoup plus d’un costé que d’un autre : Mais neantmoins comme il est difficile qu’il n’incline tousiours un peu vers quelque costé, tous les autres rayons voisins ont aussi des inclinations differentes, si bien que ce qui manque à chaque rayon en particulier pour observer les loix de l’equilibre, est recompensé par tous ensemble. Et l’on ne sçauroit assigner aucune partie sensible dans un corps diaphane, pour petite qu’elle soit, où il n’y ait plusieurs semblables rayons, c’est à dire qui sont composez de globes d’une petitesse qui ne se peut concevoir.

Enfin, il faut remarquer que la superficie du verre, ou de tel autre corps que ce soit, où les rayons de la lumiere ont coutume de souffrir refraction, est cause qu’au lieu que pour l’ordinaire les uns inclinent d’un costé, et les autres d’un autre, elle les fait unanimement incliner tous vers un mesme costé ; pourveu seulement qu’ils tombent avec assez d’obliquité sur cette superficie, pour faire qu’elle ait plus de force pour faire tourner de ce costé là le petit globe de chaque rayon qui la touche, que toutes les autres diverses causes prises ensemble, qui poussent tout le rayon, n’en ont pour le faire tourner d’un autre. Car comme toutes ces autres choses n’ont presque point de force, à cause des loix de l’equilibre que la nature observe, ainsi que i’ay remarqué, il arrive que celle-là seule les peut toutes aysement vaincre. Et l’experience nous fait voir que la moindre refraction n’est pas suffisante pour produire des couleurs, mais qu’il en est besoin d’une qui soit assez considerable.

Et mesme la refraction seule ne suffit pas pour les produire ; car soit que les petits globes dont les rayons sont composez inclinent tous vers un mesme costé, soit qu’ils inclinent vers plusieurs, ils se voyent tous d’une mesme façon : Et s’il n’y a point d’autre cause qui les fasse ainsi incliner d’un mesme costé que la refraction, elle ne peut pas toute seule leur imprimer de mouvement circulaire Clerselier I, 183 qui soit plus fort ou plus foible que celuy dont ils sont mûs en ligne droitte. Mais si l’ombre s’y joint, c’est à dire par exemple, si le rayon VX (de qui les petits globes tendent à tourner suivant l’ordre des chiffres 1234. à cause de la disposition qu’ils reçoivent par la refraction que cause le verre par où il passe) si, dis-je, le rayon VX est tellement situé dans cette fausse lumiere que les Opticiens appellent pres-qu’ombre, qu’il soit plus fortement poussé d’V vers X, que ne l’est le rayon LM, qui est le plus proche de luy du costé de l’ombre ; et qu’il le soit moins fort que le rayon NP, que ie supose estre plus éclairé que luy ; il n’y a point de difficulté, que la force qui fait que tous les petits globes dont il est composé tendent à tourner comme i’ay dit suivant l’ordre des chifres 1234. doit estre augmentée par ces deux rayons LM, NP ; et qu’au contraire elle seroit diminuée par eux, si NP estoit du costé de l’ombre ; ainsi qu’il est plus au long expliqué dans les Meteores, page 257. et 58.

D’où l’on voit clairement ce que l’ombre contribuë à la production des couleurs ; car sans cela le rayon LM, ne feroit pas plus incliner vers un costé les petits globes du rayon VX, que NP les feroit incliner au contraire ; et ainsi la force de l’un seroit entierement détruite par celle de l’autre. On voit aussi par là ce que la refraction y contribuë ; Car sans elle les petits globes du rayon VX ne seroient pas plus disposez à tourner suivant l’ordre des chiffres 1234. que d’un autre sens ; et partant cette inclination qu’ils ont à tourner en ce sens-là ne seroit ny augmentée ny diminuée par les rayons voisins LM, NP ; ou mesme si nous suposons qu’elle fust par eux augmentée ; alors il faut croire qu’à cause des loix de l’Equilibre une autre semblable seroit autant diminuée dans les rayons voisins ; Et pource que le sens de la veuë ne peut pas estre mû par chaque rayon separement, mais seulement par plusieurs ensemble, cela est cause que ny l’une ny l’autre ne pourroit estre sentie.

Clerselier I, 184 Que si mon Reverend Pere, i’ay esté si heureux que d’avoir apporté quelque sorte d’éclaicissement à vos doutes, i’espere que vous me ferez la grace de me dire quels sont ces autres points, où vous auriez desiré que i’eusse parlé avec un peu plus de verité ; Et ie vous promets que taschant de les expliquer et de vous répondre, ie n’oublieray rien pour témoigner à vostre Reverence combien ie l’honore, et combien est grand le desir que i’ay de luy plaire. Ie suis, etc.