AT I, 363

AU R. PERE MERSENNE.

LETTRE LXXII.

AT II, 601 MON REVEREND PERE,
En me voulant trop obliger vous m’avez extremement embarassé ; Car i’eusse beaucoup mieux aimé un Privilege en la plus simple forme, comme, si ie m’en souviens, ie vous en avois prié cy-devant expressément ; iusques là que i’avois trouvé à redire dans le AT I, 364 projet que vous m’en aviez envoyé auparavant, à cause d’un mot qui me sembloit trop en ma Clerselier III, 425 faveur, vous me conviez à faire imprimer d’autres traittez, et vous retardez cependant la publication de celuy-cy. Ie n’ose écrire tout ce que i’en pense ; Mais ie vous prie au nom de Dieu, de faire ou que nous ayons au plustost qu’il se pourra le Privilege, en telle forme que ce puisse estre, ou bien au moins de nous écrire qu’on a refusé de le donner, ce que ie m’assure qu’ on ne fera point, si ce n’est par la faute des demandeurs. Le Libraire ne debitera aucun de ses Exemplaires, ny n’en envoyera aucun hors de Leyde que cela ne soit. Et ayant le Privilege, ie vous prie d’en envoyer l’Original au Maire par le premier ordinaire de la Poste, et d’en retenir seulement une Copie collationnée, pour servir en cas qu’il se perdist.

Au reste, ie remarque par vos Lettres que vous avez fait voir ce Livre à plusieurs sans besoin ; et au contraire que vous ne l’avez point encore fait voir à Monsieur le Chancelier, pour lequel seul neantmoins ie l’avois envoyé, et ie desirois qu’il luy fust presenté tout entier. Ie prevoy que vous luy donnerez encore iuste sujet de nous refuser le Privilege, pour ce que vous luy voulez demander plus ample qu’il ne doit estre ; ou bien s’il l’octroye en cette forme, vous serez cause que ie luy auray une particuliere obligation, pour une chose que ie voudrois bien qui ne fust point. Car outre que vous me faites parler là, tout au rebours de mon intention, en me faisant demander octroy pour des Livres que i’ay dit n’avoir pas dessein de faire imprimer, il semble que vous me veüilliez rendre par AT I, 365 force faiseur et vendeur de Livres, ce qui n’est ny mon humeur, ny ma profession ; et s’il y a quelque chose en cela qui me regarde, c’est seulement la Permission d’imprimer ; Car pour le Privilege, il n’est que pour le Libraire, qui craint que d’autres ne contrefassent ses Exemplaires, en quoy l’Autheur n’a point d’interest.

AT I, 390 La Lettre que i’écrivois à Monsieur l’Abbé Delaunay estoit dans le pacquet de Monsieur N. et ie n’avois differé iusques alors à vous l’envoyer que pour vous en épargner le Clerselier III, 426 port ; Mais puis qu’il est d’opinion que ie tardois à luy répondre faute de pouvoir éclaircir les choses que i’ay écrites touchant l’existence de Dieu, elle ne servira pas à l’en oster ; Car ie n’ay nullement tasché de le faire, mais seulement de répondre à son compliment, et à l’offre qu’il me faisoit de son amitié. Et resolument, quoy qu’on puisse dire ou écrire, ie n’entreprendray point de satisfaire à aucune question qui sera faite en particulier, principalement par des personnes avec qui ie n’ay point eu cy-devant d’habitude ; mais seulement à celles qui me seront faites en public, suivant ce que i’ay promis en la page 75 du Discours de la Methode.

Pour l’Autheur de la Geost. il n’a pas fait, ce semble, un trait d’honneste homme, d’avoir retenu la Diop. en la façon que vous me mandez ; Et ie AT I, 391 m’estonne, puis qu’il en fait si peu d’état, de ce qu’il a pris tant de peine pour la voir avant les autres, et qu’il a mesme en quelque façon negligé son honneur pour cét effet. Ie vous assure que ie ne suis point desireux de voir ses Livres, et qu’encore qu’il y ait long-temps que vous m’ayez écrit de sa Geostatique, ie n’ay iamais eu neantmoins aucune envie de la voir, sinon depuis vostre derniere que ie l’ay fait chercher à Leyde, où ne s’estant point trouvée on m’a offert de la faire venir de Paris, mais ie ne l’ay point desiré, parce qu’en effet ie ne croy pas qu’un homme de telle humeur puisse estre habile homme, ny avoir rien fait qui vaille la peine d’estre lû ; Que si ie l’eusse trouvée, ie n’aurois pas manqué de vous en écrire mon opinion, tant à cause que vous le desirez, qu’à cause que vous me mandez aussi que Monsieur Des-Argues le desire ; Car luy ayant de l’obligation, ainsi que i’apprens par vos Lettres, ie serois bien-aise de luy témoigner qu’il a sur moy beaucoup de pouvoir ; Comme en effet, il ne faudroit pas en avoir peu pour m’obliger à reprendre les fautes d’autruy ; car mon humeur ne me porte qu’à rechercher la verité, et non point à tascher de faire voir que les autres ne l’ont pas trouvée ; Mesme ie ne sçaurois estimer le travail de ceux qui s’y occupent ; ce qui a esté la premiere cause qui m’a empesche Clerselier III, 427 d’approuver le Livre du sieur de la Brosse ; et la seconde est, qu’il s’est arresté à reprendre des choses qu’on peut excuser ; apres quoy il a finy, sans faire voir la suitte du raisonnement qu’il refute ; En sorte que ceux qui comme moy n’ont point vu AT I, 392 la Geostatique, ont occasion de iuger qu’il s’est contenté de l’égratigner, ou de luy arracher les cheveux, et qu’il ne luy a point fait de grandes blessures.

Ie vous prie de m’excuser, si ie ne répons point à vostre question touchant le retardement que reçoit le mouvement des corps pesans par l’air où ils se meuvent ; car c’est une chose qui depend de tant d’autres, que ie n’en sçaurois faire un bon conte dans une Lettre ; et ie puis seulement dire que ny Galilée, ny aucun autre ne peut rien determiner touchant cela qui soit clair et demonstratif, s’il ne sçait premierement ce que c’est que la pesanteur, et qu’il n’ait les vrais principes de la Physique.

Pour vostre objection touchant ce que ie vous ay autrefois écrit des tremblemens d’une corde, qu’ils peuvent estre alternativement inégaux et égaux, i’ay à y répondre que la mesme inégalité se peut trouver aux tremblemens de tous les autres corps qui ont quelque son, comme des tuyaux d’Orgues, ou du gosier d’un Musicien, etc. Car generalement aucun son ne se peut faire que par le tremblement de quelque corps.

Le iugement que l’Autheur de la Geostatique fait de mes écrits me touche fort peu, et ie ne suis pas bien-aise d’estre obligé de parler avantageusement de moy-mesme ; Mais pour ce qu’il y a peu de gens qui puissent entendre ma Geometrie, et que vous desirez que ie vous mande quelle est l’opinion que i’en ay, ie croy qu’il est à propos que ie vous die qu’elle est telle, que ie n’y souhaitte rien davantage ; Et que i’ay seulement tasché par la Dioptrique et par les Meteores de persuader que ma methode est meilleure que l’ordinaire ; mais ie pretens l’avoir demonstré par ma Geometrie. Car dés le commencement i’y resous une question, qui par le témoignage de Pappus n’a pû estre trouvée par Clerselier III, 428 aucun des Anciens ; et l’on peut dire qu’elle ne l’a pû estre non plus par aucun des Modernes, puis qu’aucun n’en a écrit, et que neantmoins les plus habiles ont tasché de trouver les autres choses que Pappus dit au mesme endroit avoir esté cherchées par les Anciens, comme l’Apollonius Redivinus, l’Apollonius Batavus, et autres, du nombre desquels il faut mettre aussi M. vostre Conseiller De Maximis et minimis ; AT I, 479 Mais aucun de ceux-là n’a rien sceu faire que les Anciens ayent ignoré. Apres cela, ce que ie donne au second Livre touchant la nature et les proprietez des lignes courbes, et la façon de les examiner, est, ce me semble, autant au delà de la Geometrie ordinaire, que la Rhetorique de Ciceron est au delà de l’a, b, c des enfans. Et ie croy si peu ce que promet vostre Geostaticien, qu’il ne me semble pas moins ridicule de dire qu’il donnera dans une Preface des moyens pour trouver les tangentes de toutes les lig. courbes qui seront meilleurs que le mien, que le sont les Capitans des Comedies Italiennes. Et tant s’en faut que les choses que i’ay écrites puissent estre aisément tirées de Viete, qu’au contraire, ce qui est cause que mon traitté est difficile à entendre, c’est que i’ay tasché à n’y rien mettre que ce que i’ay crû n’avoir point esté sceu ny par luy, ny par aucun autre ; Comme on peut voir si on confere ce que i’ay écrit du nombre des racines qui sont en chaque équation dans la page 372. qui est l’endroit où ie commence à donner les regles de mon Algebre, avec ce que Viete en a écrit tout à la fin de son Livre De emendatione æquationum  ; Car on verra que ie le determine generalement en toutes équations, au lieu que luy n’en ayant donné que quelques exemples particuliers, dont il fait toutesfois si grand estat, qu’il a voulu conclure son Livre par là, il a monstré qu’il ne le pouvoit determiner en general ; Et ainsi i’ay commencé où il avoit achevé ; ce que i’ay fait toutesfois sans y penser ; car i’ay plus feüilleté Viete depuis que i’ay receu vostre derniere, que ie AT I, 480 n’avois iamais fait auparavant, l’ayant trouvé icy par hazard entre les mains d’un de mes Amis ; Et entre nous Clerselier III, 429 ie ne trouve pas qu’il en ait tant sceu que ie pensois, nonobstant qu’il fust fort habile.

Au reste, ayant determiné comme i’ay fait en chaque genre de questions tout ce qui s’y peut faire, et monstré les moyens de le faire, ie pretens qu’on ne doit pas seulement croire que i’ay fait quelque chose de plus que ceux qui m’ont precedé, mais aussi qu’on se doit persuader que nos Neveux ne trouveront iamais rien en cette matiere que ie ne pusse avoir trouvé aussi bien qu’eux, si i’eusse voulu prendre la peine de le chercher. Ie vous prie que tout cecy demeure entre nous ; car i’aurois grande confusion que d’autres sceussent que ie vous en ay tant écrit sur ce sujet.

Ie n’ay pas tant de desir de voir la demonstration de Monsieur de Fermat contre ce que i’ay écrit de la refraction, que ie vous veüille prier de me l’envoyer par la Poste ; mais lors qu’il se presentera commodité de me l’addresser par Mer, avec quelques bales de Marchandise, ie ne seray pas marry de la voir, avec la Geostatique et le Livre de la Lumiere de Monsieur de la Chambre, et tout ce qui sera de pareille estoffe, non que ie ne fusse bien-aise de voir promptement ce qu’écrivent les autres pour ou contre mes opinions, AT I, 481 ou de leur invention ; mais les ports de Lettres sont excessifs.
Ie suis,
MON R. P.
Vostre tres-humble et fidele serviteur, DESCARTES.