A MONSIEUR DESCARTES.

LETTRE XV. Version.
Qui contient plusieurs Objections contre ses Meditations, et les Réponses qu’il avoit desia faites.

MONSIEUR,
Aprés avoir lû les Réponses que vous avez faites aux difficultez qui vous ont esté iusques icy proposées, ie n’ay pas laissé d’en rencontrer encore par cy par là quelques-unes, que i’ay toutes ramassées le mieux que i’ay pû, et que ie prens la liberté de vous proposer auiourd’huy, comme le reste de ce qui peut vous estre objecté. Ne dedaignez donc pas, s’il vous plaist, de vous éprouver contre moy, après avoir si souvent mesuré vos forces avec celles de tant de braves Combattans. Et si par ma defaitte, à laquelle ie m’attens, vous mettez une fois fin à tant d’Illustres et Glorieux Combats, tous les Mortels vous rendront des graces immortelles, de leur avoir fait connoistre l’Immortalité de leur Ame, à laquelle Clerselier II, 111 tout le monde tâche autant qu’il peut, de parvenir. Voicy donc les dernieres Objections qu’il me semble qu’on peut vous faire.

I. Ie m’estonne fort de ce qu’en la Page 541 de vostre Réponse à ce subtil Philosophe Pierre Gassendi, et mesme aussi souvent en plusieurs autres lieux de la Version Françoise, vous avez osé assurer qu’il ne faut pas chercher dans les choses qui regardent la conduite de la Vie, une Verité aussi claire et aussi certaine, que celle que vous voulez qu’on ait lors qu’on s’applique à la Contemplation de la Verité. Quoy donc, ne faut-il pas bien vivre ? Et comment pourrez-vous bien vivre, c’est à dire saintement, si vous ne dirigez vos actions selon la Regle de la Verité ? La Verité doit-elle donc manquer aux actions Morales des Chrestiens ? Certainement la vie d’un Chrestien sera jugée tres-bonne, s’il rapporte tousiours toutes ses actions, et sa personne mesme, à la gloire de Dieu. Cela n’est-il pas aussi vray, qu’aucune autre chose que nous connoissions clairement et distinctement ? Et ne se doit-il pas tousiours abstenir de quelque action que ce soit, lors qu’il croit qu’elle déplaira à Dieu ? Et est-il iamais obligé de s’abstenir de quelque chose, s’il ne connoist clairement qu’il s’en faut abstenir. Et dans les choses où il est question d’agir, ne doit-il pas tousiours faire ce qu’il voit clairement que Dieu demande de luy : Car qui peut dire qu’il soit obligé de faire quelque chose par une autre raison ? Et partant, un Chrestien n’estant iamais obligé de faire, ou de s’abstenir de quelque chose, sans cette Lumiere et Clairté, pourquoy voulez-vous, ou plutost pourquoy supposez-vous moins de Verité dans les Mœurs que dans les Sciences ; Puis qu’un Chrestien se doit beaucoup moins soucier de faillir dans les Sciences Metaphysiques et Geometriques, que dans les Mœurs. Mais, me direz-vous, si quelqu’un veut douter dans la conduite de sa vie, de l’Existence des Cors, et des autres objets qui se presentent à luy, comme dans la Metaphysique, on ne fera presque rien ; Qu’importe : Qu’on ne fasse rien, pourveu qu’on ne pesche point. Mais si cela est, Clerselier II, 112 vous me direz, par Exemple, ie n’entendray donc point la Messe un iour de Dimanche, à cause que ie puis douter si les murs de l’Eglise, que ie pense voir, sont de vrais murs, ou plutost, ainsi qu’il arrive ordinairement dans les songes, s’ils ne sont rien. A cela ie repons, Que tandis que vous douterez avec raison, que ce soient de vrais murs, et que ce soit une vraye Eglise, pour lors vous n’estes point obligé d’y entrer ; Non plus que vous n’estes point obligé de manger, quelque éveillé que vous soyez, si vous ignorez que vous ayez du pain devant vous, et si vous croyez estre endormy. Vous me direz, peut-estre, si vous agissez de la sorte, vous vous laisserez donc mourir de faim ; Et moy ie vous repondray, que ie ne suis point obligé de manger, s’il ne m’est evident que i’ay devant moy dequoy sustenter ma vie, laquelle faute d’un aliment qui me soit clairement connu, ie puis, et ie dois offrir en Holocauste à Dieu, qui ne m’oblige point à agir, si ie ne sçay certainement que i’agis, et que les objets qui sont autour de moy, sont réels et veritables. Vous n’avez donc point dû établir deux genres de Veritez. Et ne dites point, que iamais on a oüy parler de semblables difficultez ; Car il seroit icy injuste de vouloir agir avec moy par des prejugez, dont vous avez voulu vous mesme que ie me defisse entierement ; et que malgré vous, et tous ceux qui voudroient s’y opposer, ie veux mesme rejetter dans les choses qui regardent la conduite de la vie, si vous ne me demonstrez que cela ne se peut, et ne se doit point faire.

2. Lors que vous dites en la Page 546. qu’il ne s’ensuit pas que l’Ame soit plus imparfaite, de ce qu’elle agit plus imparfaitement dans un petit enfant que dans un Adulte ; il ne s’ensuit pas aussi qu’elle ne soit pas plus imparfaite ; Tout de mesme aussi lors qu’on dit que l’Ame d’un Enfant ne pense point, pendant qu’il est au ventre de sa mere, encore que vous disiez le contraire, il ne s’ensuit pas qu’il pense ; Car vous n’apportez aucune raison ny experience pour confirmer vostre dire, et vous l’assurez seulement, de ce que vous croyez que l’Esprit, quelque part qu’il soit, pense tousiours, encore Clerselier II, 113 qu’il ne se ressouvienne pas des pensées qu’il a eu, pource qu’il n’en laisse aucuns vestiges dans le Cerveau. L’operation de l’Ame ou de l’Esprit, qui est Incorporelle, peut-elle donc imprimer de soy aucuns vestiges Corporels ? Car puis que tout ce qui est receu dans un sujet, y est receu conformement à la nature de ce sujet ; Le Cerveau dans lequel ils sont receus estant Corporel, il s’ensuit necessairement que ces Vestiges doivent estre Corporels. Mais il n’est pas moins impossible que l’Esprit ait un Vestige Corporel, qu’il est impossible que le Cors en ait un Incorporel. De plus, comment ces Vestiges Corporels du Cerveau, nous feront-ils avoir une pensée Incorporelle ? Comment l’Esprit peut-il contempler ces Vestiges Corporels ? Est-ce par luy-mesme sans aucune Image, comme vous croyez ; ou mesme sans aucune Espece Spirituelle ? Mais les Theologiens attribuent cette maniere de contempler les choses, sans aucune Espece, à Dieu seul. Vous direz peut-estre, qu’il se sert d’une Espece Incorporelle ; mais par quelle cause sera produite cette Espece ? Ce ne sera pas par le Vestige du Cerveau, puis qu’il est Corporel ; ce ne sera pas aussi par l’Esprit seul, autrement pourquoy auroit-il eu besoin de Vestige. Vous voyez donc dans quelles difficultez vous vous iettez pour deffendre vôtre opinion.

3. Lors que vous dites en la Page 551. Art. 5. Que c’est autre chose de dire que quelque chose vous appartient, et autre chose de dire qu’elle appartient à la connoissance que vous avez de vous mesme ; il semble que vous nous donniez à entendre, que vostre Metaphysique n’establit rien du tout, que les choses qui appartiennent à cette connoissance : En sorte que nous ne sçavons s’il y a en effet rien de réel dans les choses que vous pensez, ou que vous feignez de contempler. Et partant, ou vostre Esprit ne sera point Incorporel, ou du moins on ne sçaura pas certainement s’il est Incorporel ; mais il sera seulement vray en vostre pensée. Car il ne s’ensuit pas qu’une chose soit veritablement telle que vous Clerselier II, 114 la pensez estre ; mais seulement il est vray que vous la pensez estre telle, ou que vostre Esprit s’imagine quelque chose, comme une chose vraye. Surquoy ie voudrois bien vous demander, pourquoy vous vous servez plus souvent du mot de croire, que de celuy de sçavoir, lors mesme qu’il semble que vous deviez vous en servir. Car à proprement parler, nous ne sçavons pas ce que nous croyons simplement, si ce n’est peut estre que vous vouliez dire, qu’il ne faut iamais donner creance à une chose, si l’on ne voit clairement que la chose que l’on nous propose à croire est vraye, comme vous semblez dire dans vostre Réponse aux Secondes Objections. Dans laquelle tout le monde s’estonne, de ce que vous dites que la Grace éclaire quelquesfois de telle sorte l’Esprit de quelques-uns, qu’ils voyent aussi clairement, voire mesme plus clairement, les Veritez les plus obscures de nostre Creance, qu’aucune Verité de Geometrie, ou autre semblable. Mais qui est celuy qui a iamais experimenté cela en soy ? Croyez-vous, par exemple, concevoir plus clairement le Mystere de la Trinité, ou que quelqu’autre le conçoive plus clairement, que le contraire ne l’est par un Iuif, ou par un Arrien. De plus, ie vous demande, touchant ces personnes que vous dites au commencement de la Page 556. estre prestes de mourir pour la deffense de leurs fausse Opinions, dont elles ne voyent pas clairement la Verité, pensez-vous qu’elles soient de pire condition que les autres, qui souffrent la mort pour de vrayes, dont toutesfois ils ne voyent pas plus clairement la Verité, que ceux-là celle de leurs fausses Opinions ? Car ayant dit auparavant, que la Probabilité suffit pour la conduite de la vie, et les uns et les autres croyant avoir cette Probabilité, pourquoy la mort et les merites ne seront-ils pas égaux ? Ce qui toutesfois est absurd, autrement un Heretique aura autant de merite dans le Martyre, qu’un Orthodoxe. Que si vous refusez de répondre à cela, pource que vous n’estes pas Theologien, ie vous dis que vous estes Chrestien ; et mesme, comme vous pensez, Orthodoxe, à qui la Sainte Escriture ordonne d’estre toujours Clerselier II, 115 prest de rendre raison de sa Foy ; Mais vous ne devez pas refuser de me répondre, puis que dans vos Réponses mesmes, vous avez donné lieu à de telles difficultez.

4. Touchant ce que vous dites vers la fin de la Page 577. Ie nie que la Methode que vous avez donnée, pour donner à connoistre si nous concevons quelque chose clairement, ou non, soit assez exacte : Car en effet, le plus haut poinct de vostre Certitude est, lors que nous pensons voir une chose si clairement, que nous l’estimons d’autant plus vraye, que nous y pensons davantage : Comme lors que nous pensons à cét Axiome ; Si de choses égales on oste choses égales, les restes sont égaux, où à cette proposition, qui selon vous est un Axiome, à sçavoir, Que l’Esprit humain est Incorporel. Or est-il qu’il semble aussi clair à un Turc, ou à un Socinien, qu’il implique contradiction que le Verbe, ou le Fils de Dieu, ait de Dieu son Pere tout ce qu’il a, et que neantmoins il n’en depende point, et ne soit point obligé de luy rendre grace de l’Essence, ou de la Nature qu’il a receuë de luy ; Comme aussi qu’il y ait trois Personnes en la Trinité, et non pas trois Essences, ou trois Choses, ou trois Estres. Et il semble aussi clair à un Calviniste, qu’il implique que le Cors de Iesus-Christ soit en deux ou plusieurs Lieux : Ce qui toutesfois semble suivre du Sacrement de l’Eucharistie ; et aussi clair à un Deiste, qu’il implique que la souveraine bonté de Dieu livre un homme aux peines Eternelles, et plusieurs choses de cette nature, lesquelles neantmoins vous croyez estre tres vrayes, bien loin de penser qu’il y ait en cela de la Contradiction. Vous direz ; Ces Personnes-là ne conçoivent pas clairement et distinctement, que ces Choses enferment une contradiction ; Cependant ils pensent le bien concevoir, et soustiennent qu’il n’y a rien de plus clair dans la Geometrie, ou dans la Metaphysique. Voudriez-vous donc éprouver, si vous pourrez si bien répondre aux Demonstrations qu’ils disent avoir, que vous leur fassiez clairement connoistre qu’ils n’ont aucunes veritables Demonstrations.

Clerselier II, 116 5. En la page 557. vous semblez nier qu’il soit necessaire que vous conceviez ce que c’est qu’une Chose, pour concevoir que vous estes une chose qui pense. Ce peut-il faire que vous conceviez une proposition, n’en concevant pas le Sujet, ny le Predicat : Ie puis dire pourtant, que vous ne sçavez pas ce que c’est qu’une Chose, ce que c’est qu’Exister, ce que c’est que la Pensée, où si vous le sçavez, enseignez-moy si clairement ce que c’est, que ie conçoive clairement la verité de cette proposition, Ie suis une chose qui pense. A quoy ie puis adjouster que vous ne sçavez pas, si c’est vous mesme qui pensez, ou si c’est l’Ame du monde qui est en vous qui pense, comme veulent les Platoniciens. Mais posé que ce soit vous qui pensiez, si ie vous interroge cent fois, et que vous me répondiez cent fois, vous ne penserez iamais à rien autre chose, qu’à une chose Corporelle, à la grandeur, ou aux parties de laquelle l’Esprit ou la Pensée s’applique, s’ajuste, et se proportionne. Vous voyez donc qu’il est necessaire qu’à la façon d’une chose Corporelle l’Esprit s’estende à sa maniere, afin qu’une partie de la pensée convienne à une partie de l’objet, et une autre partie à une autre partie ; comme il se fait en l’œil, de qui chaque partie répond à chaque partie de l’objet.

6. Sur la Page 560. C’est en vain que vous dites que nous ne concevons pas l’Infiny par la Negation du Finy, ou de la Limitation : car puis que la Limitation contient la Negation de l’Infiny, il s’ensuit que la Negation de la Limitation contient la connoissance de l’Infiny ; car les choses contraires ont une cause contraire.

Et en la Page 564. vous avoüez vous mesme qu’il suffit, pour avoir la veritable idée de tout l’Infiny, qu’une chose soit conceuë n’avoir aucunes Limites. Et partant ce raisonnement que vous improuviez est tres-bon ; à sçavoir, cette chose n’a aucuneaucunes Limites ; Donc elle est Infinie ; en sorte qu’il semble que vous vous contredisiez entierement.

Et un peu plus bas Page 567. vous dites que cette faculté de nostre Esprit, par laquelle il aggrandit les choses, nous Clerselier II, 117 vient de Dieu. Mais vous ne le prouvez point, et ne l’avez prouvé nulle part. Ne peut-elle donc pas venir de l’Esprit mesme, comme d’une Substance Eternelle, et Independante : Car vous ne voyez pas plus clairement que vostre Esprit depend d’autruy, que ie voy que le mien n’en depend point ; puis qu’il ne s’ensuit pas qu’il doive avoir toutes sortes de Perfections, de ce qu’il est par soy, c’est à dire, de ce qu’il ne depend de personne ; d’autant qu’il suffit, que de sa Nature il soit tel, qu’il puisse aggrandir par sa pensée quelque objet finy qu’on luy propose. Et mesme il se trouve des Philosophes tres subtils, qui croyent que les Atomes et les premiers Cors sont d’eux-mesmes : Que s’ils n’apperçoivent pas cela assez clairement, aussi ne voyent-ils pas clairement qu’ils dependent d’autruy, si vous ne les obligez par une Lumiere plus forte à se departir de leur premier Sentiment, pour suivre le vostre, dequoy ils vous seront fort obligez.

En la Page 562. vous dites qu’un Sabot en piroüettant en rond agit sur luy-mesme, quoy que pourtant il n’agisse point, mais plutost qu’il souffre par le foüet, quoy qu’absent, dont le coup a contraint le Sabot de tourner en rond : Ce qui fait que le Sabot est plutost pâtissant, que non pas agissant ; comme une pierre qui est iettée en l’air, et un boulet qui sort d’un Canon.

Enfin, un peu aprés vous faites voir que vous croyez que les idées des choses Corporelles peuvent venir de l’Entendement, ou de l’Esprit humain ; comme il arrive dans les songes, ainsi que vous semblez dire ailleurs. Cela posé, il s’ensuit qu’encore que Dieu ne soit point Trompeur, nous ne sçaurions sçavoir s’il y a quelque chose de Corporel dans la Nature : Car si l’Esprit forme une fois de luy-mesme l’Idée de quelque chose Corporelle, pourquoy non tousiours : Outre que, puis qu’une chose Corporelle n’est pas plus noble que l’Idée que l’Esprit en a, et que l’Esprit contient eminemment tous les Cors ; il s’ensuit que tous les Cors, comme aussi tout ce monde visible, peuvent estre produits par l’Esprit humain ; et cela estant, voyez où vos opinions vous Clerselier II, 118 conduisent ? Car pourquoy une cause ne pourroit-elle pas produire tout ce qu’elle contient eminemment ; veu mesme que c’est la raison pourquoy nous croyons que Dieu peut créer le Monde.

7. Vous niez en la page 565. Article 9. qu’aucune chose puisse estre conservée dans son Estre, sans le continuel concours de Dieu, tout de mesme que la Lumiere ne se conserve pas sans le Soleil. Ie dis premierement que dans une Chambre fermée, la Lumiere du Soleil peut estre conservée sans la presence du Soleil, par le moyen d’une Pierre de Boulogne, ainsi que ie l’ay souvent experimenté : Par consequent on peut aussi dire que chaque chose peut estre conservée sans le Concours de Dieu. De plus, encore que Dieu retirast son Concours, nostre Esprit, ou le Soleil, par exemple, s’évanouïroient-ils, ou plustost ne subsisteroient-ils pas encore ? Qui destruiroit donc leur Substance ? Et de vray, puis qu’il est certain que de rien rien ne se fait, il est vray aussi qu’aucune chose ne peut de soy-mesme estre anneantie ; ce que tous les Estres abhorrent et fuyent autant qu’ils peuvent. Que si vous dites que la Creature n’est rien autre chose qu’une Influance ou un Ecoulement de Dieu ; Donc la Creature n’est pas une Substance, mais seulement un Accident, semblable au mouvement Local, ce que personne ne dira iamais. Que si c’est une Substance, elle peut donc subsister ; En quoy Dieu se monstre tres-admirable, de ce qu’il a pû faire une chose si ferme et si stable, qu’elle n’a point besoin de son Concours pour estre conservée ; et vous derogez à cette Puissance, et à cette Bonté de Dieu, lors que vous dites le contraire.

A cela vous objectez que Dieu tendroit au non Estre, s’il destruisoit la Creature d’une autre maniere que par la seule Cessation de son Concours ; où vous tombez en la fosse que vous aviez preparée : car ne tend-il pas au non Estre, lors qu’il cesse de prester son Concours ? Puis que pour lors il le destruit. En effet, il suffit qu’une chose puisse estre destruite par Dieu, pour en estre dependante, de quelque Clerselier II, 119 maniere qu’il la puisse destruire. Quoy que pourtant il ne se faille pas beaucoup mettre en peine de la maniere dont il peut destruire une chose, puis qu’il ne destruit iamais ce qu’il a une fois produit ; non plus qu’il ne destruit point la Nature du Triangle, et de semblables Estres Eternels, que vous croyez estre produits par luy, comme nous dirons tout maintenant. Mais bien davantage, ie soustiens mesme que Dieu ne peut destruire la Nature d’aucune chose Eternelle et Immuable, tels que sont les Estres Geometriques et Metaphysiques ; Et neantmoins selon vous ces Estres dependent de Dieu, pour estre produits, et pour estre conservez. Or ie prouve que ces Estres ne peuvent estre destruits. Que Dieu fasse tout ce qu’il voudra ; Et supposons par impossible, que Dieu n’ait iamais pensé à la Nature du Triangle, et que cependant vous ne laissiez pas d’estre dans le monde tel que vous estes maintenant, n’avoürez-vous pas qu’il est vray que les trois Angles d’un Triangle sont égaux à deux droits ? Dieu peut-il faire, que si de choses égales, on oste choses égales, les restes ne soient pas égaux ? Que faut-il donc qu’il fasse, ou qu’a-t’il dû faire de toute Eternité, pour faire que ces choses ne fussent pas maintenant vrayes ? Qu’a-t’il dû faire, afin qu’il ne fust pas vray, Qu’il est impossible qu’une mesme chose soit et ne soit pas en mesme temps. Or selon vous, toutes ces veritez ne dependent pas moins de Dieu (comme vous soustenez en la Page 579.) que vostre Esprit, ou vostre Cors ; Et partant, si ces veritez n’ont pas besoin du Concours de Dieu, si elles sont immuables, si elles ne peuvent estre destruites, quelle fermeté et constance peut-il y avoir en vos paroles. Mais dites-moy ie vous prie, s’il est vray (comme vous dites) que ces Veritez dependent de Dieu, en quel genre de Cause elles en dependent.

8. Dans ce mesme Article, Page 567. vous niez le progrés à l’Infiny, dans les causes qui sont subordonnées ; mais il me semble que vous n’avez pas raison, puis que Dieu a pû tellement establir toutes choses, que chaque effet dépendist Clerselier II, 120 de causes Infinies. Car n’a-t’il pas fait que dans toute sorte de Cors, pour petit qu’il soit, il y a des parties Infinies. Pourquoy donc n’auroit-il pû aussi establir des causes Infinies, afin que ne pouvant estre representé tout entier par une seule Cause, leur nombre recompensast en quelque façon ce défaut. Mais aussi n’apporte-t’on aucune demonstration contre le progrés à l’Infiny, des Causes qui ont de la liaison entr’elles. Car s’il y avoit de cela quelque demonstration, ce seroit principalement pource que rien ne se feroit, à cause du nombre Infiny des causes qu’il faudroit parcourir. Mais il n’est pas absurde qu’elles puissent estre parcouruës en un temps Infiny, comme chaque effet le témoigne, et comme le temps Infiny qui a desia precedé le suppose. Et cela mesme ne peut estre nié par Aristote, qui a crû le monde de toute Eternité : Car au mesme instant de l’Eternité qu’il a esté creé, ne s’est-il pas pû faire quelque Generation, ou bien la flamme n’a-t’elle pas pû brûler des Estoupes, ou la poussiere d’une mesche bien seiche Que si vous supposez avec quelques autres anciens Philosophes, Que le Monde ait esté eternellement de soy-mesme ; n’arrivera-t’il pas le mesme que s’il eust esté fait de toute Eternité : Or supposant qu’il a esté fait de toute Eternité, comme il est possible, au moins au iugement de plusieurs Celebres Theologiens, il ne s’ensuit rien d’absurde.

9. Il semble que vous vous estonniez, de ce que tout le Monde n’apperçoit pas en soy l’Idée de Dieu : Surquoy i’ay à vous dire, qu’il y a icy des Geometres et des Theologiens, qui aprés avoir destaché autant qu’ils ont pû leur Esprit des choses Corporelles, assurent n’avoir point encore apperceu en eux cette Idée de Dieu, que vous dites estre née avec nous : et qui semblent mesme desesperer de l’y pouvoir iamais rencontrer, non pas mesme aprés avoir lû dix fois vos Meditations. D’où ils conjecturent, ou que vous avez un Esprit Angelique, ou bien que vous vous trompez, de croire iouïr d’une Idée que vous n’avez point. Et ils sont aussi bien aise de sçavoir, si vous estes tellement assuré que cette Idée reside Clerselier II, 121 en vous, que vous soyez certain qu’à l’avenir vous l’y trouverez tousiours : Car pourquoy ne pourrez-vous pas peut-estre aprés vingt années, quand vostre Esprit sera remply d’une plus solide Doctrine, apercevoir qu’en effet vous vous estes trompé dans cette Idée de Dieu, et de vostre Ame, comme d’une chose entierement distincte du Cors ; En sorte que vous disiez pour lors, que iusques-là vous aviez tousiours crû avoir une connoissance claire et distincte de ces Idées ; mais que depuis vous avez reconnu que vous vous estiez trompé ; en mesme façon que celuy-là se trompoit, qui croyoit voir clairement, que deux Lignes qui s’approchent tousiours l’une de l’autre dans un mesme Plan, ne pouvoient enfin ne se point rencontrer. Car encore que vous ayez dit, que nous devons tenir pour clair et pour indubitable, tout ce qui nous semble d’autant plus assuré que nous le considerons plus souvent, ou mesme tousiours, quoy que pourtant ce mot de tousiours, puisse signifier l’Eternité, et que vous n’ayez point experimenté, et ne puissiez pas mesme experimenter eternellement, si ces Idées vous sembleront tousiours vrayes ; Du moins ne serez-vous pas obligé d’avoüer, que rien ne peut estre vray à notre égard, et ne peut passer pour tel, sinon pendant que nous croyons qu’il est vray : Et d’autant que nous sommes incertains de l’avenir, nous ne pouvons rien assurer de vray, sinon ce qui est present à nostre pensée, et n’oserions pas avancer que cy-aprés il nous semblera encore tel qu’il nous semble aujourd’huy ; en sorte que nous ne devons assurer aucune chose, comme absolument vraye.

10. En la Page 572. Vous niez que nous puissions connoître les fins de Dieu, aussi facilement que les autres causes, quoy que neantmoins il soit aussi clair, que la fin de Dieu est que toutes choses se fassent pour sa gloire, qu’il est clair que Dieu a une Volonté ; Et il n’y a point de doute que l’Esprit humain, n’ait esté fait pour contempler et adorer Dieu, le Soleil pour nous illuminer, etc. Encore que Dieu ait pû se prescrire d’autres fins particulieres. D’où il est evident que la fin de Dieu, du moins la principale, est bien plus Clerselier II, 122 aysée à connoistre qu’aucune autre chose que ce soit ; contre ce que vous pensez.

11. En la Page 576. Vous dites beaucoup de choses touchant la Determination de la Volonté ; mais ie soustiens qu’elle ne pourroit se determiner, si elle n’estoit éclairée par l’Entendement : Car si elle se determine à quelque chose que l’Entendement ne luy ait point monstré auparavant, donc elle la verra sans l’Entendement ; c’est à dire, elle entendra sans Entendement, et ainsi elle mesme sera l’Entendement : ce qui est absurde. Et i’accorderay bien plutost ce que vous dites ; à sçavoir, qu’elle se porte par hazard à ce que l’Entendement luy propose, que non pas qu’elle se determine à quelque chose, qui ne luy soit point du tout proposé par l’Entendement. Au mesme endroit vous dites que le Faux n’est pas apprehendé par l’Entendement sous l’apparence du Vray ; N’est-il donc pas faux de dire, que nous n’ayons pas en nous l’Idée de Dieu ; Et toutesfois nos Geometres apprehendent, croyent, et tiennent pour vray, que nous n’avons point en nous cette Idée, n’apprehendent-ils donc pas le faux sous l’apparence du vray ; contre ce que vous soustenez.

22. Ie m’estonne de ce que vous dites en quelque endroit de vos écrits, que les Enfans, avant mesme que d’avoir vû aucuns Triangles, en ont en eux les Idées : Aristote s’est donc trompé lors qu’il a dit, que l’Ame est comme une Table raze, en laquelle n’y ayant rien d’empraint ou d’imprimé, il a tousiours crû qu’il ne pouvoit y avoir rien dans l’Entendement, qui n’eust esté auparavant dans le Sens. Et avec luy sont tombez dans la mesme erreur la pluspart des Philosophes et des Theologiens ; car ils ont tous crû la mesme chose, et ont pensé en donner des preuves assez convaincantes. Dites-moy, ie vous prie, quel est l’Aveugle né qui a iamais eu la moindre Idée de la Lumiere ou de la Couleur : Certes il n’y en a pas un ; Témoins nos Quinze-vingts Aveugles de Paris, parmy lesquels il y en a un Philosophe, qui ayant esté interrogé, a dit ne pouvoir concevoir ce que c’est Clerselier II, 123 que la Couleur ou la Lumiere, encore que ie discourusse avec luy de l’Essence de la Lumiere, et de la Nature des Couleurs. Et veritablement ie ne voy pas pourquoy il n’auroit point le Cerveau propre et disposé à recevoir les Vestiges de la pensée de la Couleur, s’il fust arrivé que son Esprit y eust pensé ; quoy que pourtant ie n’ose rien assurer là dessus, pource que ie ne connois pas clairement, si ce deffaut vient du Cerveau, ou de l’Ame mesme ; mais vous ne le sçavez pas non plus, si bien qu’en cela vous n’en sçavez pas plus que moy. Et ie vous monstre mesme que i’en sçay plus que vous ; Car si-tost que la veuë a esté renduë à un Aveugle, aussi-tost il voit la Lumiere ; Et l’on ne peut pas dire que son Esprir ait rien receu, puis qu’ìl est indivisible (et cela estant, il ne peut estre, ny augmenté, ny diminué) et que vous osez mesme assurer, qu’estant au ventre de nos meres, nostre Esprit a l’Idée et la connoissance du Triangle, de Dieu, et de soy-mesme. Ie vous demande neantmoins pourquoy pendant le Sommeil, lors que les Sens assoupis, semblent devoir rendre à l’Esprit son entiere liberté, l’Esprit n’invente iamais des Demonstrations semblables à celles d’Archimede.

Mais ie me souviens qu’en la Page 550. vous dites que ce qui fait que l’Esprit ne se ressouvient pas, est, qu’il ne reste aucunes traces, ou vestiges, des impressions qui ont esté faites dans le Cerveau. Mais d’où vient que l’Esprit par une longue veille est mieux disposé à recevoir, et à retenir, les vestiges des pensées ou des sensations precedentes ? Certainement si l’Esprit humain est plus clair-voyant sans le Cors, et sans l’Usage des Organes des Sens, qu’avec luy, ie ne voy pas comment on peut s’empescher de rejetter sur Dieu mesme les erreurs de l’Esprit, qui luy viennent du Cors. Or cét inconvenient n’arrive point dans l’opinion commune des Philosophes, qui disent que l’Ame ne peut rien sçavoir, ny rien apprendre, que par les Organes Corporels, c’est à dire, qu’il ne peut y avoir rien dans l’Entendement, qui n’ait esté premierement dans le Sens. Clerselier II, 124

13. Vous dites en la Page 583. qu’il n’en est pas de l’Essence de Dieu, comme de l’Essence du Triangle, en ce que l’Essence de Dieu ne peut estre conceuë sans son Existence, ainsi que le peut estre celle du Triangle ; et cela d’autant que Dieu est luy-mesme son Estre. Qu’appellez-vous son Estre ? Le Triangle est-il donc un Estre estranger, et non pas son Estre. De plus, en la Page 584. vous niez que les Sceptiques pussent douter de la Verité des choses Geometriques, s’ils connoissaient Dieu comme il faut : Et moy ie vous dis au contraire, que puis que vous avez les mesmes raisons de douter, que celles qu’ils ont, et puis qu’ils demonstrent aussi bien que vous, tant d’une maniere Analytique, que Synthetique, tout ce qu’Euclide et les autres Geometres ont écrit : (Car quelles preuves ou raisons pouvez-vous avoir qu’ils n’ayent pas en main aussi bien que vous ?) Et que nonobstant cela ils ne laissent pas de douter ; Par consequent vous doutez aussi vous mesme, encore que vous pensiez connoistre Dieu comme il faut. Car, par exemple, n’estes-vous pas en doute avec tous les plus Celebres Philosophes, sçavoir si la Ligne est composée de poincts, ou si elle est composée de parties finies, ou infinies ? Que si vous la supposez composée de parties infinies ; voyez dans quel abyme vous vous jettez, d’estre contraint d’avoüer qu’un pié est égal à une lieuë, et une goutte d’eau à tout l’Ocean. Si vous supposez qu’elle est composée de parties finies, il s’ensuivra que la Conchoïde devra rencontrer en fort peu de temps la droite, sur laquelle elle est inclinée : Si vous dites qu’elle est composée de poincts, prenez garde que par là vous destruisez le dixiesme Livre d’Euclide, et tout ce qu’il dit des Incommensurables. Si vous dites qu’elle n’est pas composée de poincts ; voyez ce que deviendront toutes les applications que l’on fait d’un poinct mû sur un Plan, et les divers attouchemens de ce mesme poinct, qui d’eux-mesmes engendrent la Ligne. Ne douterez-vous donc point des choses Geometriques, encore que vous ayez la connoissance d’un Dieu ? Que si vous répondez à cela, que vous voyez toûjours Clerselier II, 125 clairément, que la Ligne qui soustient l’Angle droit en un Triangle rectangle, est égale en puissance à ses deux autres costez : Le Sceptique en pourra dire autant que vous, encore qu’il ne connoisse point Dieu ; Et mesme il dira aussi hardiment que vous, que quelque malin Genie tasche autant qu’il pourra de me tromper ; si est-ce neantmoins que ie suis bien assuré qu’il ne pourra iamais me tromper en cette proposition, qui m’est aussi evidente lors que ie la demonstre, ou que ie pense à elle, qu’il m’est evident que i’existe.

14. En la Page 589. vous niez que l’Esprit soit estendu, encore qu’il soit uny à un Cors estendu : Comment ce peut-il faire qu’il soit uny à tout un Cors, sans toutesfois que chacune de ses parties soit unie à chaque partie de ce Cors ? Et comme cela n’est pas intelligible, ne voudriez-vous point dire que l’Esprit touche le Cors en un poinct, comme un Globe fait un Plan ? Et ne pensez-vous point la mesme chose de Dieu, lors que vous le concevez coëtendu à tout le monde. Ie ne puis vous exprimer icy l’obligation que ie vous auray, si vous expliquez si intelligiblement cette maniere dont Dieu est coëtendu à tout le monde, qu’elle puisse estre comprise par l’Esprit ; Et si à cela vous adjoustez comment il faut entendre le passage de l’Ecclesiaste, qui au chapitre 3. dit, que l’homme n’a rien de plus que la Iument ; Qui dit rien, comprend l’Esprit mesme, qui est une partie de l’homme, lequel par consequent vous devez confesser estre Mortel, si l’Ame de la Iument est sujette à la mort : Car si vous dites que l’Ecclesiaste entend seulement parler du Cors, comment le pourrez-vous prouver ? Ie n’ay plus qu’une chose à vous proposer touchant ce qui regarde une claire connoissance, qui est de sçavoir, si nous devons tousiours iuger que deux choses ne sont pas distinctes entr’elles, lors que nous ne pouvons concevoir l’une sans l’autre ; de mesme que vous dites qu’elles sont distinctes, lors que l’une des deux peut estre clairement conceuë sans l’autre, comme une chose complete : Car cette maniere de concevoir ne marque-t’elle point plutost la foiblesse de nostre Esprit, qu’elle ne doit Clerselier II, 126 estre prise pour la regle du jugement que nous devons faire touchant la vraye distinction, qui est entre deux choses. Car encore que ie ne puisse concevoir le Fils sans le Pere, toutesfois le Pere est distingué du Fils : Et lors que ie conçois l’Essence de l’homme, ou du Triangle, sans leur existence, l’Essence de l’homme n’est pas pour cela distinguée de son existence, si ce n’est peut-estre par une Raison Raisonnée, comme enseignent les plus Sçavans Philosophes.

Voila, Monsieur, ce qui reste à estre éclaircy par vostre Réponse, comme les derniers efforts de ceux qui vous pourroient attaquer : Car ie ne voy pas que desormais on vous puisse rien objecter, que vous ne puissiez iustement mépriser, à moins qu’un monde nouveau ne fasse naistre encore de nouveaux Adversaires.